samedi 20 février 2016

7°. POUR QUELQUES “BOUGNOULES“ DE MOINS

     




Plusieurs mois ont passé depuis la grande chasse Cousin. À la cave toutes les cuves sont pleines à ras bord. Je suis très occupé dans mon laboratoire par les ajustements de la récolte 55. À l’extérieur les travaux de la vigne se poursuivent en fonction de chaque saison. Pour bien comprendre la tragédie qui va suivre en voilà un aperçu :









1/ La taille de la vigne qui débute tôt, vu la longueur de ce travail (de novembre à mars en général suivant le temps de l’hiver et le nombre de tailleurs)
2/ Le pliage pour les vignes taillées en baguette. Cela consiste à rabattre la baguette le long d’un fil de fer. 
3/ L’ébourgeonnage et épamprage fin mai jusqu’au début juillet. La vigne ayant poussé, il faut enlever les jeunes pousses inutiles au pied des souches, mais aussi sur la tête des souches.
4/  Ce travail est effectué en même temps que le relevage qui consiste à tendre les fils de fer pour maintenir la vigne qui pousse beaucoup à cette époque.
5/  L’effeuillage en juin, juillet consiste à enlever des feuilles devant les raisins afin d’avoir un meilleur ensoleillement de ceux-ci. 
6/ Toutes ces opérations sont entrecoupées par les traitements de la vigne à la bouillie bordelaise, afin d’éviter les maladies (mildiou, oïdium, pourriture,...). 
7/  Mi-septembre commencent les vendanges qui sont le fruit de toute une année de soins soutenus. 
Ce mois de décembre 55 nous sommes en pleine époque de taille. C’est un travail pénible et conséquent, sur des vignes s’étendant sur 2000 hectares. Environ 300 ouvriers s’y consacrent durant tout l’hiver. Comme d’habitude tout est super organisé par le chef d’exploitation Carvalho et contrôlé par le pointeur Tobias. Dans chaque ligne de vigne s’active un groupe de 12 hommes ;  8 tailleurs — 4 de chaque côté et 4 fagotiers chargés de ramasser et de lier les sarments pour les mettre en tas.  

Un Caterpillar tirant une grosse remorque à deux essieux passe de temps en temps en avançant lentement sans jamais s’arrêter, accompagné d’une équipe qui charge les fagots dans la remorque. La remorque pleine, le tracteur se dirige en bout de ligne, où les paquets de sarment sont déchargés en d’immenses tas auxquels on met le feu. De partout, montent dans le ciel des panaches de fumée qui parfois, suivant le vent, se rabattent sur les hommes travaillant à proximité. Lorsque cela arrive, quand même assez rarement, il faut le dire, les ouvriers arabes se protègent le visage avec le chèche ou s’enroulent dans leur burnous et se couchent au sol bien à plat en attendant que le vent se décide à changer de direction.
Selon Césario, il y aurait eu des abus, certains profiteraient d’un petit filet de fumée ou d’un repli de terrain pour faire une petite sieste.
Tous des feignants ces maudits bicos, faut continuellement les avoir à l’œil. 
Ce jour-là, 24 décembre, veille de Noël et jour de paye, Césario devait avoir l’œil fermé, car il ne vit rien venir. 
C’est Bubu qui donna l’alerte, en fin de journée, après avoir distribué la paye. Intrigué par l’absence d’une équipe dont il connaissait un des membres, il alla se renseigner auprès de Tobias. Après vérification, le contrôleur confirma leur présence sur le terrain au dernier pointage de 16 heures.
Qu’ils ne viennent pas toucher leurs salaires un jour de paye, était incompréhensible, quelque chose de grave avait dû se passer.

Tobias et Bubu allèrent demander à Césario son avis, qui fut selon son habitude, laconique…
– Ils doivent roupiller dans un coin.
Mériadec, consulté à son tour, confirma que tous les Caterpillar étaient rentrés, et qu’il n’avait aucune idée où pouvaient bien se planquer les 4 hommes de l’équipe de taille – Laissez tomber, ils vont bien finir par arriver.
Tobias pas convaincu, décide de prendre la jeep et de se rendre avec Bubu sur le dernier lieu de pointage qu’il est le seul à pouvoir situer.
Lorsqu’ils reviennent, je suis dans la cour avec Césario qui vient de m’apprendre qu’une équipe de taille avait disparu.
Tobias arrête la jeep à notre hauteur.
Immédiatement à la tête qu’ils font, nous nous rendons compte que quelque chose de grave est arrivé.
– Alors, vous les avez trouvés ?
Tobias tétanisé et muet baisse la tête, Bubu prend la parole d’une voix tremblante.
– Oui, nous les avons découverts, tous morts.
– Quoi ! – Hurle Césario.
– Non de dieu de non de dieu, ce n’est pas possible. Que s’est-il passé.
– Tobias… court vite chercher le patron… discrètement.
Quelques instants plus tard, M. de Saint Léon arrive avec Tobias. Il n’a pas l’air plus affolé que ça.
– Allons voir ça sur place, montez tous dans la jeep, et pas un mot à personne. Qui est déjà au courant ?
– Juste Mériadec, il est au hangar des tracteurs.
– Passons le prendre.
Nous voilà bientôt les six entassés dans la jeep, conduite par Tobias.
Personne n’ose parler durant le trajet. Nous avons parcouru environ 3 km lorsque Tobias stoppe la jeep, il fait déjà presque nuit.
– C’est là.
Au premier abord, nous ne distinguons rien. Tout le monde met pied à terre et avance dans le faisceau des phares. Seuls quelques fagots de sarment font une tache sombre sur le sol, Tobias s’en approche et soulève du pied les branchages, apparaît alors un burnous rouge de sang.
Nous restons tous là, figés par la découverte macabre. Césario se penche et soulève un à un les paquets de branches qui recouvrent 4 corps allongés en travers de l’entre-ligne.
Nous n’avons alors aucune peine à imaginer ce qui s’est passé, mais Césario se croit obligé de nous décrire la scène, sans doute pour se disculper.
– Je vous l’avais dit, tous des fainéants. Ils se sont allongé pour roupiller un coup, cachés sous les fascines et quand le Caterpillar et passé, le conducteur qui devait somnoler, comme d’habitude, ne les a pas vus, et plafff… aplatis comme des crêpes.
Nous pouvons en effet, voir distinctement, deux traces parallèles rougeâtres, laissées par les chenilles du tracteur sur les corps.
La véritable raison, pour laquelle ils se sont étendus là, nous ne la connaîtrons sans doute jamais, pause, fatigue, fumée ? Quoi qu’il en soit, ils sont bel et bien morts, et rien ne pourra venir changer cet état de fait.
J’en suis là, dans mes réflexions, lorsqu’Aloïs de Saint Léon prend la parole.
– Messieurs, nous sommes les seuls à connaître ce qui s’est passé. Dans le contexte politique actuel, cet accident peut avoir des conséquences terribles. Je propose donc, avec votre accord à tous, de faire disparaître les corps, et de les enterrer dans un lieu tenu secret.
Je proteste, révolté par la proposition.
– Mais patron, c’est impossible, ils ont certainement une famille, forcément quelqu’un va s’inquiéter, se renseigner, demander une enquête.
– C’est un risque à courir, du côté des autorités françaises, j’en fais mon affaire. Et puis en ce moment de nombreux fellahs partent dans les Aurés s’engager dans les troupes de l’ALN.  
M. Hubert et Tobias vous faites disparaître toutes les traces administratives de leurs présences aujourd’hui, fiches de paye, pointage, etc.
Mériadec allez chercher un des tracteurs avec la benne pelleteuse et revenez ici. Nous, nous ne bougeons pas d’ici, trop d’aller et venue pourraient éveiller l’attention.
Mériadec parti avec la jeep, nous restons debout dans le noir, la nuit est glaciale, finalement Césario qui ne s’embarrasse pas de principe, ramasse quelques fascines de branches et allume un feu à l’écart des corps. Nous nous mettons en cercle autour, et tendons les mains à la chaleur du foyer.
Il se passe bien 1 heure avant d’entendre le bruit du moteur de la pelleteuse. Nous pouvons vaguement voir l’énorme masse sombre se rapprocher tous feux éteints, arrivé à notre hauteur, Mériadec écrase le feu en passant plusieurs fois dessus, allume les phares et abaisse la benne au sol. Il nous crie.
– Maintenant, mettez les corps dans la benne.
Chacun se regarde, mais personne ne bouge. Je me recule lentement hors de la lumière des phares.
– Non pas moi, je ne ferai pas ça.
Le patron me regarde l’air furieux.
– Bon, Césario, Mériadec et Tobias faites-le.
– Mériadec saute de son siège et tend des gants graisseux aux deux autres.
– Allons-y.
Ils se saisissent du premier corps, et tentent de le basculer dans la benne. Mais cela ne marche pas… je ne sais pas si vous avez déjà vu un corps qui a passé sous les chenilles d’un tank ou d’un Caterpillar de 12 tonnes, mais… bref, je ne vais pas rentrer dans les détailles, je vous laisse imaginer.
Finalement, Mériadec décide de tout pelleter, les corps, les entrailles, la terre et les burnous, rouges de sang. La benne au 3/4 pleine il disparaît dans la nuit, 1/2 heures plus tard, il est de retour, la pelle pleine de terre fraîche. Il la déverse sur l’emplacement du drame et nivelle le tout. C’est terminé, quatre vies ont disparu sans laisser de trace, comme si elles n’avaient jamais vraiment existé !
Nous montons tous sur le tracteur conduit par Mériadec et rentrons au domaine. Arrivés au hangar le patron nous demande de rentrer sans éveiller l’attention, et d’oublier ce qui vient de se passer. 
Si un seul d’entre nous parle, vous savez, ce qui nous attend, non pas de la gendarmerie française, mais du FLN.
En m’éloignant, je peux voir Mériadec laver soigneusement au jet les chenilles du Caterpillar.
Décidément, il pense à tout.
Comme cet automne lors de la destruction du gibier, arrivé devant l’entrée de ma chambre, je me déshabille dehors, et malgré le froid, vais prendre une douche à l’arrière de la maison, pour me laver de toute cette abjection. 
Mais c’est une demi-bouteille de Cognac qui aura finalement raison de ma componction. 
Le lendemain, je me réveille vers 10 heures, la bouche pâteuse, avec le sentiment d’avoir fait un horrible cauchemar. Le plateau est sur la table, le café froid, et la bouteille de Cognac vide. 
Brusquement je réalise qu’il est dimanche, que c’est le jour de Noël, et que je devrais être à Alger. Les événements tragiques de la soirée m’ont fait complètement oublier mon rendez-vous avec Marie. Je me précipite chez les Hubert, c’est Rose qui me répond.
– Il faut que je téléphone, c’est urgent, Bubu est là. 
– Oui, mais il dort encore, je ne sais pas ce qu’il a ? — moi je sais —
– Donnez-moi la clé du local de paye, j’en ai pour 5 minutes.
– Tenez, la voilà.
Je cours au local et j’appelle l’hôtel Marta.
– Marta… bonjour, c’est moi votre "petit-suisse" — oui c’est comme ça qu’elle m’appelle. Bon Noël, Marta, est ce que Marie est là ?
– Oui, et elle se fait un sang d’encre.
– Allez vite la chercher, s.v.p.
– La voilà, je la vois qui descend l’escalier. Au revoir.
– Marie… c’est toi ! Excuse-moi, mais j’ai eu un empêchement de dernière minute, je t’expliquerai. Je vais venir, mais en fin d’après-midi, attends moi. Je prends quelques jours de vacances, regarde si tu peux te libérer aussi. Je t’aime, je t’embrasse.
J’en peux plus, il faut absolument que je parte d’ici, et il faut le dire, j’ai quand même un peu la trouille. En Europe pour de tels agissements nous irions tous en prison pour de longues années.
Après avoir rapporté la clé à Rose, je me rends directement chez le patron.
J’entre sans frapper, vais directement dans son labo, comme d’habitude, il est penché sur son binoculaire. À mon entrée, il daigne relever la tête.
– Oui, que voulez-vous, monsieur Le Wenk.
– Je voudrai prendre quelques jours de vacances.
– Bon, d’accord, prenez une semaine. Moi-même je vais aller passez les fêtes en France. 
– Merci, je pars ce soir, je vais demander à M. Hubert de m’accompagner à la gare. Au revoir et bonnes fêtes.
Et, voilà, comme si de rien n’était. Depuis que nous partageons de lourds secrets, l’atmosphère a radicalement changé, les Européens font preuve de méfiance entre eux et ne se parlent plus que sur le plan professionnel. Même Bubu ne desserre pas les dents en m’accompagnant à la gare d’Affreville.   Lorsque le train quitte le quai, je ressens enfin un grand soulagement, je m’efforce d’oublier le terrible drame du jour précédent, et je m’endors jusqu’à l’arrivée à la gare Centrale d’Alger, située sur les quais.


Gare Centrale d´Alger








Gérard Le Wenk - Février 2016












6°- GRAND RAOUT À RAHOUMAH

 Fin septembre, les esprits se sont calmés sur le domaine. La vigne, après avoir livré ses grappes pulpeuses à l’intempérance des hommes, rentre doucement dans son sommeil hivernal. De nombreux groupes d’hommes répartis sur l’ensemble du domaine s’occupent de l’entretien des supports, du désherbage et de la taille. La température est idéale, les collines avoisinantes se parent peu à peu de leurs manteaux mordorés d’automne.
C’est le moment où le propriétaire du domaine, M. Charles Cousin, vient en général nous rendre visite. Cette année, le premier week-end d’octobre a été réservé pour cet événement annuel, deux jours de congratulations, d’agapes et de chasse, saluent comme dans de nombreux pays, la rentrée des récoltes.
Fait étrange, tout le personnel arabe, domestique et ouvrier fixes, a reçu deux jours de congé payés, ils ont été priés de rentrer chez eux et de revenir que dimanche soir à 18 h.

Ce samedi, Alois de Saint Léon, fringuant dans son complet trois-pièces sur mesure d’un blanc immaculé, nous a réunis dans la grande cour pour accueillir Charles Cousin et ces courtisans. Toute la semaine des ouvriers ont préparé l’emplacement. D’immenses bâches ont été tendues entre les bâtiments, protégeant de leur ombre deux rangées de tables, nappées de toile cirée jaune au motif de chasse.

Des orangers de 2 mètres de haut, plantés dans des demi-fûts forment une haie de verdure et entourent l’espace des réjouissances. Sur chaque table les couverts aux monogrammes « CC » entrelacés permettent de ne pas oublier que c’est Charles Cousin qui régale la compagnie. Suprême raffinement, devant chaque couvert, un fauteuil style Louis XV capitonné de soie avec, épinglé au dos, le nom de l’ayant droit. Il manque plus que les serviteurs noirs en habit pour se croire à Versailles !!
Un ballet de voitures arrivent et vont se parquer sous le hangar des machines qui ont été évacuées pour l’occasion, en descendent les invités, les hauts notables de la région, préfet, sous-préfet, un colonel, le commissaire de police d’Affreville, etc. accompagnés de leurs épouses. Tout ce beau monde vient se joindre à notre compagnie et se met presque au garde-à-vous lorsqu’à 11 heures précises, un vrombissement lointain annonce l’arrivée de la "patrouille" aérienne rouge sang, aux armes de C. C.
Rapidement la cour est arrosée généreusement pour empêcher la poussière de s’élever à l’arrivée des hélicoptères. Quelques minutes plus tard, deux grosses libellules rubis sombre, couleur du vin de la plantation, se posent l’une après l’autre à l’extrémité de la cour devant le hangar des Caterpillar. Même à 300 mètres le souffle fait trembler les bâches et vibrer les assiettes, quelques verres de cristal s’envolent comme des bulles de savon et éclatent en milles paillettes. Moteur coupé, peu à peu le bruit assourdissant s’atténue, les longues pales dans un dernier soubresaut s’immobilisent, le silence, un moment bousculé, reprend sa place. 
Le calme revenu, la porte du premier hélico s’abaisse lentement, un escalier se déploie et un petit homme, cheveux blancs, teint halé apparaît à la coupée, salue d’un geste large, descend rapidement les marches et s’approche de notre groupe à grandes enjambées, arrivé à notre hauteur il se dirige la main tendue vers M. de Saint Léon qu’il salue avec ferveur et qui s’emploie immédiatement à nous présenter un par un à Monsieur Charles Cousin 2ème du nom, suivi à distance d’une douzaine d’accompagnants, personnages à l’air important qui viennent nous serrer la main à leur tour.
Je fais la connaissance pour la première fois de Charles Cousin II. Il a 74 ans, depuis plusieurs années, il séjourne dans un grand hôtel de la Côte d’Azur. Mais je sais qu’il est né ici et que c’est son père et lui qui en on fait l’un des plus grands et riches domaines d’Algérie.
Présentations faites, un joyeux brouhaha s’installe, comme toujours dans ces moments-là, chacun se congratule, se salue, on baise la main de ces dames, ou on se salue sèchement d’un mouvement de tête. Ceux qui ne connaissent personne, comme moi, se tiennent à l’écart, attendant avec ennui et une certaine colère, le départ des réjouissances, colère, parce que Saint Léon ne m’a pas autorisé à inviter Marie. Quel conard, je le hais.
Enfin, la sonnerie aigrelette d’une clochette agitée par Tobias retentit, immédiatement le silence s’établit. En bout de table, une petite estrade a été installée, sur laquelle se tient Charles Cousin II droit comme un I.
Là, je résume son discours, avec mes commentaires en aparté.
« Chers amis, je vous remercie d’avoir répondu à mon invitation — comme si on pouvait faire autrement – 
J’ai le grand plaisir de saluer la présence de M. le Préfet X, M. le commandant de la gendarmerie, M.  XX commandant militaire de la région, M. de Saint Léon directeur général de ce domaine et son équipe. 
— bref, tous ceux que j’arrose de ma générosité et qui m’en sont redevables, d’une manière ou d’une autre —
Bienvenue à tous.
Comme vous le savez, chaque année, nous organisons ces festivités avec vous tous pour marquer la fin des récoltes sur le domaine de Raoumah. Cette année ce rendez-vous a une justification toute particulière, en effet l’année 1955 marque le centenaire du début des défrichements effectués dans cette plaine du Chéliff par mon grand-père en 1855.  En 1900 pour la première fois, une grande fête a été organisée sur ces mêmes lieux, par mon père en honneur de mon 20ème anniversaire.
  • Voilà, maintenant vous connaissez tous mon âge ! – Depuis cette date, quelles que soient les circonstances, nous n’avons jamais interrompu cette tradition, et je suis convaincu, malgré une certaine velléité d’indépendance qui s’est manifestée dans ce pays ces derniers temps, que nous pourrons célébrer ensemble la générosité de la nature sur cette terre, durant encore de nombreuses années.
  • La vision des événements depuis sa suite à "l’Eden Roc" du cap d’Antibes ne doit pas être la même que celles des fellahs qui triment sur ses terres depuis cent ans.
  • Souvenez-vous à la même époque, l’année passée, suite au tremblement de terre d’Orléanville, les écuries et une partie des bâtiments construits par mon père, s’étaient effondrés. Comme vous pouvez le constater, tout a été reconstruit plus beau et plus solide qu’avant, selon des normes antisismiques, ils sont là pour longtemps et ils résisteront à tous les caprices de la nature. (Oui, mais pas à ceux des hommes)
Allez, trêve de paroles, je vous invite à rejoindre votre place, où le Champagne — Laurent Perrier Brut Cuvée Grand Siècle — mazette !!. va vous être servi, et à lever votre verre à notre belle et riche terre d’Algérie.
  • Une dizaine de serveurs en habit, accourent, bouteilles en main, tous apparemment européens. C’est à ce moment que je me rends compte qu’il n’y a aucun indigène arabe, ni parmi le personnel, ni parmi les invités. Apparemment, c’est une entreprise de restauration d’Orléanville (c’est indiqué sur leur camionnette) qui a été commanditée –.
Encore une chose, comme chaque année, pour ceux qui le désirent, une chasse est organisée, demain matin, départ ici à 9 heures avec armes et bagages.
Allez… levons notre verre — Vive l’Algérie, vive le domaine de Raoumah.
À votre santé et bon appétit. 
Après avoir vidé sa coupe de Champ, chacun s’assoit sur le fauteuil qui lui a été assigné. Ouf… à ma gauche il y a Bubu et sa femme Rose, à ma droite un médecin responsable du dispensaire d’Affreville, un certain Dr. Blanchet.
Sur la table devant moi, une carte aux armes de notre hôte avec le menu, sur laquelle je peux lire :

1955
Menu du centenaire du Domaine de Raoumah. 
Pâté en croûte de foie gras aux pistaches fraîches
Faisans sauvages aux figues
Lièvre à la royale mariné au vin rouge
Gratin dauphinois
Plateau de fromages de France
Profiterole caramélisée et crème chocolat.
C.C.

          En attendant l’entrée, j’examine les convives autour de moi, j’en compte rapidement une cinquantaine. Une cuisine mobile complète est installée dans le jardin de la demeure patronale, et une brigade s’affaire autour des fourneaux. On peut dire que Charles Cousin II ne fait pas les choses à moitié.
Inutile de dire que c’est la première fois que je participe à un tel banquet, il faut que je boive plusieurs coupes de champagne, pour dissiper le malaise que je ressens devant un tel anachronisme.
Quand je me rappelle dans quelles conditions de précarité vivent les centaines d’ouvriers employés sur le domaine, un sentiment de honte me coupe l’appétit, mais apparemment je dois être le seul dans ce cas.  
Le festin va se prolonger jusqu’au milieu de l’après-midi, vers 16 heures le préfet le teint écarlate monte sur l’estrade d’un pas hésitant et entame une allocution inaudible, remerciant notre hôte et l’assurant de son indéfectible reconnaissance, il termine par un "Vive la France, vive l’Algérie". 
Après les applaudissements d’usage, les invités se lèvent, certains légèrement titubants, discutent par petits groupes tout en se dirigeant vers leurs véhicules respectifs, puis une par une les voitures s’ébranlent et prennent la route d’Affreville, où elles finissent par disparaître dans un nuage de poussière.
Immédiatement, une douzaine de fatmas surgies de je ne sais d’où, prennent possession de l’espace et commencent à desservir. Empile les précieuses assiettes, range les délicats verres de cristal sur d’immenses plateaux et emportent le tout vers des bassins improvisés faits de planches calfeutrées, remplis d’eau chaude, là sous le contrôle attentif de Rose, commence la grande vaisselle. Les assiettes sont lavées et rincées une à une, essuyées, et finalement emballées dans du papier journal, pour être rangées avec précaution dans des caisses de déménagement sur lesquelles est inscrit l’inventaire exact du contenu. Il en sera de même pour les verres, couverts ciselés en métal argenté « Christofle“ et les coupes à dessert en fine porcelaine de Limoges. 
La vingtaine d’ouvriers arabes, employés réguliers habituels, convoqués pour l’occasion, s’affairent eux, à enlever et plier les lourdes bâches, démonter les tables et emballer les fauteuils. Tout ce matériel est ensuite soigneusement rangé, sous la surveillance de Tobias, dans une pièce spécialement conçue à cet usage. La dernière caisse empilée, l’ultime fauteuil Louis XV, recouvert de drap, la lourde porte métallique du local est fermée à clé pour une année, jusqu’aux prochaines vendanges. (Je n’en suis pas si sûr que ça).
Quant à moi, dés le début des opérations, profitant de l’agitation et légèrement ivre, il faut bien le dire, je me suis discrètement retiré dans ma chambre où installé devant ma fenêtre, je peux observer l’étrange ballet du grand nettoyage-emballage.
À la tombée de la nuit, il ne reste plus rien des festivités, la cour est sinistrement vide, seule apparence de vie, les têtes blanches des chevaux alignés, sortants des portes d’écuries et hennissant tout à tour, réclamant leur fourrage qu’un garçon d’écurie a probablement oublié de leur donner.
Le rideau tiré, le spectacle terminé, je m’allonge sur mon lit, où je ne tarde pas à sombrer dans un sommeil agité par un estomac barbouillé.


  C’est le son du clairon, non qu’est-ce que je dis, d’un corps de chasse qui me jette brusquement en bas de mon lit, ma montre indique 8 heures. J’ai un peu la gueule de bois, et légèrement mal au crâne, je cours prendre une douche froide pour effacer ces résidus de bombance, quand je reviens, le plateau du petit déjeuner est sur la table, café odorant et fumant servi — merci Kenza. Je l’avale noir et brûlant, ce qui achève de me remettre sur pieds.




Dans la cour, Saint Léon le patron, en tenue de chasse très classe, donne ses ordres. Tous les chevaux sont sellés, prêts au départ. Les employés qui hier participaient au démontage et au rangement du matériel sont élevés aujourd’hui au rang de rabatteur, chacun reçoit une casserole et une pierre. Une jeep et sa remorque, conduite par mon ami Mouïa, sont pour le moment remplie de quoi désaltérer les participants, mais serviront au retour à transporter le gibier abattu.
Les premiers invités à la chasse arrivent peu à peu, fusil à l’épaule, cartouchière bien remplie en bandoulière, ils sont une bonne vingtaine, dont 2 femmes. Certains d’entre eux, dont ces dames, choisissent un cheval et se mettent en selle.
À 9 heures, Charles Cousin sort de la résidence principale où il a passé la nuit, et se dirige directement vers son cheval tenu par un jeune garçon, il le monte sans aide, avec une étonnante facilité pour un homme de son âge, lève le bras et fait sonner le cor qui donne le départ de la chasse.
Je n’aime pas la chasse, et il n’y a plus de cheval, et courir à pied derrière les chasseurs par cette chaleur, très peu pour moi, tant pis, je m’apprête rester, lorsque, je vois passer à ma hauteur Mouïa au volant de la jeep de ravitaillement, je saute sur le siège passager.
– Salut Mouïa, je viens avec toi, au moins je n’aurai pas soif.
Nous prenons la route en direction des collines, nous rattrapons au passage la cavalerie au petit trot. J’entends le tintamarre des rabatteurs tapant sur leurs casseroles tout en remontant dans les lignes de vignes.
Mouïa, m’explique, les chasseurs à cheval vont se placer en bout de vigne, et attendent le gros gibier, principalement du sanglier. Les autres à pied suivent les rabatteurs dans les rangs de vigne et tirent sur les envols de perdrix et de faisans.
Pas besoin de chien, à découvert les oiseaux n’ont aucune chance, ils vous tombent devant les pieds. 
Comme la chasse est interdite, le restant de l’année sur le domaine, la quantité de gibier est phénoménale, ça pétarade dans tous les coins. Je peux voir le gibier à plumes tomber en vrille par dizaines, un vrai massacre, tu parles d’une chasse sportive ! En plus, les chasseurs ne prennent même pas la peine de ramasser leurs butins, c’est le travail de la 3ème ligne, une douzaine de jeunes garçons arabes ramassent et jettent le gibier abattu dans de grands sacs de jute, lorsqu’ils sont pleins ils les déposent aux pieds d’un cep et les signalent avec un ruban rouge enroulé au fil de fer supérieur soutenant les sarments de vigne. 
Assis dans la jeep, nous suivons à bonne distance le groupe de tir, de  temps en temps un chasseur assoiffé s’arrête pour nous attendre et vient se désaltérer et se ravitailler à notre cantine ambulante.
À la carte : du vin allongé d’eau — oui c’est plus prudent – des thermos de thé noir froid et des bouteilles d’eau fraîche conservée dans des caisses remplies de glace pilée. Pour le solide des cornets de papiers kraft contenant figues, dates, raisins secs et orange. Sous les sièges en cas de nécessité quelques flacons de Cognac.
À midi, avec Mouïa nous atteignons les premiers contreforts des collines bordant la plaine, nous nous dirigeons vers une petite clairière encadrée de chênes-liège, où sont rassemblés les chasseurs à cheval. Ils sont une dizaine, assis sur des troncs d’arbres se racontant avec fierté leurs exploits. À peine nous ont-ils aperçus qu’ils se mettent à hurler : — à boire… à boire –.  
Mouïa stop la jeep au milieu de l’espace dégagé, immédiatement c’est la ruée vers les bouteilles de vin clair, quelques habitués cherchent sous les sièges, et extirpe les bouteilles de Cognac. Aïe… avec cette chaleur en plein midi, ça va faire mal. 
À un certain moment, Monsieur Charles Cousin s’approche de notre jeep, et nous interpelle.





Nous avons abattu 14 sangliers, ramenez-en deux à Raoumah et brûlez les autres. Faites vite, avec cette chaleur, ils vont vite se putréfier, merci.






Je regarde Mouïa d’un air interrogateur…
– T’inquiètes j’ai l’habitude, c’est chaque année la même chose. Durant la guerre en Italie, j’ai dû faire ce sale boulot, mais avec des corps humains, alors ça, à côté, c’est de la rigolade. 
Sur cette remarque toute relative, il passe la première, appuie à fond sur l’accélérateur, la jeep fait un bond et s’engage sur le chemin bordant la vigne. Nous avons parcouru à peine 300 mètres, lorsque nous apercevons le premier sanglier en travers du chemin, le corps recouvert de branchage. Grand coup de frein, Mouïa saute en bas la jeep, retire les branches, saisit le cochon sauvage par les deux pattes arrière et le laisse retomber.
– Trop gros, il pèse au moins 90 kilos, on le laisse.
Nous voilà reparti — je ne m’habituerai jamais à la conduite kamikaze de Mouïa — je reste debout et me cramponne au pare-brise de la jeep. 
– Tiens-en voilà un autre.
Hop, coup de frein, la jeep s’arrête à 50 cm du pachyderme, même scénario que précédemment, la bête est plus petite, 50/60 kilos.
– Allez, on le charge, viens me donner un coup de main.
Nous le saisissons par les quatre membres, et… hop nous le balançons dans la remorque, nous repartons à la même allure, suivis par une nuée de grosses mouches bleues !! Après avoir dépassé plusieurs dépouilles sans s’arrêter, Mouïa qui a l’œil freine brusquement.
– Celui-là il est bon, pas trop gros, viens on le charge. 
Le second sanglier va rejoindre, son défunt compagnon dans la remorque, nous les recouvrons d’une vielle bâche militaire, afin d’éviter le tourbillon des mouches.
– Rentrons, maintenant.
Direct à travers les vignes, toujours plein gaz, la remorque fait des sauts d’un mètre. En passant, Mouïa s’arrête plusieurs fois pour ramasser les sacs tachés de sang séché, remplis des volatiles abattus dans la matinée. Bientôt la remorque et l’arrière du véhicule débordent, la jeep un peu poussive ralentit malgré les efforts et les insultes de son conducteur, ce qui permet à un nuage de mouches vrombissantes de nous rattraper et de nous accompagner jusqu’à la cour du domaine. 
Mouïa arrête sa jeep devant l’entrée de la cave, ma cave ! décharge deux sacs de gibiers à plumes et les deux sangliers au milieu du couloir.
– Ici il fait plus frais, et il n’y a pas de mouche. Ceux-là c’est pour la consommation personnelle des chasseurs. 
– Et le reste ? 
– On brûle tout.
– Tu vas brûler tout ce qui à été chassé ce matin… les sangliers, faisans, perdrix, lapins, tout ?
– Oui, c’est les ordres, les participants peuvent prendre ce qu’ils veulent, et le reste doit être détruit.
Je suis abasourdi, quoi ! Ce massacre, juste pour distraire la galerie. Passe pour les sangliers, viande prohibée pour les musulmans, mais le reste pourrait être distribué aux ouvriers arabes du domaine… non ?
– Écoute Mouïa, pour ce chargement tu exécutes l’ordre. Pour le reste, à part les sangliers, on va arranger ça différemment. Je t’expliquerai en route.
Nous redémarrons et allons décharger le reste de la cargaison derrière les écuries près du tas de fumier. Mouïa décroche le jerricane plein d’essence fixé à l’arrière de la jeep, en asperge abondamment les sacs de jutes, et lance une allumette dessus. Froummm… les sacs s’enflamment et immédiatement une odeur de plume et de chair brûlée envahit l’air ambiant. 
– Roule Mouïa, je ne veux pas voir ça, allons ramasser les sacs restants.
Nous parcourons la vigne en tout sens. Debout, je me tiens à deux mains au pare-brise pour repérer les fameux rubans rouges qui flottent au vent sur le haut des rangs de vigne. Ils sont assez faciles à repérer, le problème c’est que nous ne pouvons pas changer de ligne avec la jeep, il faut se faufiler sous les fils de fer et traîner les sacs pour les charger dans la remorque. Nous ramassons encore 12 sacs, ce qui en fait 22 au total, à raison d’une trentaine de volatiles, plus quelques lapins, soit un tableau de chasse d’environ 660 pièces, sans compter les sangliers. 
– Mouïa, voilà ce que nous allons faire, si tu es d’accord. Comme personne ne vient contrôler la destruction du gibier, nous allons décharger et cacher une dizaine de sacs, et en ramener deux à brûler. Tu indiqueras la cachette à Fadi, j’ai confiance en lui. La nuit prochaine il se débrouillera avec les habitants des mechtas alentour, pour venir ramasser discrètement les sacs de gibiers. OK ?
– Oui, d’accord, mais tu sais, que si cela se sait, les conséquences pour nous les Arabes seront terribles, nous serons accusés de vol, et punis impitoyablement.
– C’est moi qui t’en ai donné l’ordre, j’en prends la responsabilité. Mais nous demanderons à Fadi ce qu’il en pense et si c’est trop risqué, nous reviendrons les chercher dans la soirée. Maintenant, en avant…, tu connais sûrement un endroit pour entreposer les sacs dans les collines. 
Arrivé en bout de ligne, Mouïa prend le chemin où sont encore étendus les cadavres des sangliers, il doit zigzaguer entre eux, soulevant au passage un nuage de mouche. Nous roulons ainsi environ 3 km jusqu’à une petite gorge escarpée ou le chemin carrossable s’arrête net. 
– Là… ça sera parfait.
Mouïa tend le bras en direction d’un gros rocher.
– Derrière il y a une espèce de petite grotte.
Le plus difficile reste à faire, décharger et traîner les sacs un à un jusqu’au rocher et remonter la pente raide en se tenant à quelques arbustes rabougris. Je suis en nage, la chaleur est terrible, merde il aurait peut-être mieux fallu brûler tout ça. Après trois voyages je suis exténué, je m’assois à l’ombre de la jeep pour reprendre mon souffle et laisse terminer Mouïa. 
– Oh… Mouïa, ta plus rien à boire ?
– Regarde sous le siège.
Parmi de vieux chiffons graisseux, je dégote un demi-flacon de Cognac. Pour se désaltérer, ce n’est pas terrible. J’en bois quand même quelques goulées pour me remettre.
Lorsque Mouïa apparaît après le dernier sac, je lui tends la bouteille.
– Il n’y a rien d’autre. Non-merci, pas d’alcool.
– C’est fait, maintenant il faut faire fissa, sinon on va remarquer notre absence prolongée.
Nous voilà repartis à grande vitesse, nous coupons directement à travers la vigne, laissant un nuage de poussière derrière nous. Arrivés aux bâtiments du domaine, nous nous dirigeons sur l’emplacement de la précédente " grillade" qui fume encore, et vidons les deux sacs restant sur les braises. Mouïa va chercher une grosse brassée de paille qu’il répand dessus, plus quelques vieux ceps de vigne, bientôt les flammes rugissent consumant le restant des volatiles.
Soudain… vroum, surgissent au-dessus de nos têtes, les deux hélicoptères de Charles Cousin — surpris, nous nous regardons inquiet –, mais rapidement ils s’élèvent et disparaissent à l’horizon.
Par précaution nous restons jusqu’à la fin, au cas où quelques curieux se seraient approchés, les cendres restantes sont dispersées sur le tas de fumier. Finalement, il ne reste plus qu’un cercle noir et une forte odeur de viande grillée, lorsque nous quittons les lieux.
Dans la cour, il n’y a plus personne, les chevaux sont dans les écuries et les participants à la chasse sont tous rentrés chez eux. Mouïa gare la jeep et sa remorque sous le hangar et les gicle à grande eau pour nettoyer le sang qui les souille. 
Par chance, je tombe sur Fadi qui s’apprête à rentrer chez lui, je lui fais signe de venir près de nous. Je lui explique le stratagème mis en place pour récupérer le gibier abattu. Mouïa lui donne des indications sur l’emplacement de la cache.
– Qu’en penses-tu ? Si c’est trop risqué, on laisse tomber.
– Non, non, c’est bien, merci pour cette initiative. Je m’occupe de la suite de l’opération.
Je m’apprête à rentrer, lorsque tout à coup les sangliers sur le chemin, me reviennent en mémoire — merde ont les a oublié.
– Mouïa, et les sangliers !!
– Oui, je sais, mais il y a un problème, je ne peux pas les brûler, c’est plus possible. Tu sais 12 bêtes de 80 kilos ça brûle pas si facilement que les poulets, ils mettent des jours à se consumé et à répandre l’odeur de cochon grillé dans toute la vallée. Les habitants des villages proches ne veulent plus subir de tel comportement, dans le contexte actuel, cela serait de la provocation.
– Alors, qu'est ce qu'on fait ?
– Je ne sais pas, la meilleure solution c’est de les enterrer, mais pour ça j’ai besoin d’un des Caterpillar.
– OK. Je vais aller voir ça avec le patron
Je me rends aussitôt à sa demeure, où j’actionne plusieurs fois le heurtoir de la porte d’entrée. M. de Saint Léon vient m’ouvrir en personne.
– Bonjour, je pourrais vous parler un instant.
Je lui expose rapidement le problème des sangliers.
Il prend son air ennuyé, toujours dépassé par les problèmes d’intendance.
– Faite comme vous voulez, je ne veux surtout pas d’histoire avec les Arabes en ce moment. Mais faites-moi disparaître ces dépouilles encore ce soir, qu’ils ne soient plus là demain matin à la reprise du travail.
– Bien monsieur, je vais faire le nécessaire.
Je retourne au hangar où sont réunis Fadi, Mouïa et Loric Mériadec.
– C’est d’accord, mais il faut le faire ce soir.
Aussitôt nous nous mettons au travail, sous la direction de Mériadec, pour fixer une pelle à godet sur un des tracteurs à chenilles. 
Il est près de 20 heures lorsque Mériadec se met aux commandes et prend la direction des collines entre deux lignes de vigne. Mouïa s’installe à nouveau volant de la jeep, Fadi, et moi montons à l’arrière et nous voilà partis. Il fait nuit noire lorsque nous arrivons et la température a chuté d’un coup, au moins les mouches ne vont pas nous emmerder, une meute de chacals dont nous apercevons les yeux luminescents festoie déjà autour des sangliers. Mouïa les chasses à grand coup de klaxon, une fois le champ libre, à la lumière des phares, nous les attachons par les pattes arrière et l’une après l’autre les bêtes mortes sont trainées jusqu’au lieu choisi pour les enterrer. Nous en avons presque terminé, lorsque le grincement des chaînes signalant l’arrivée du Caterpillar se fait entendre, ces deux gros projecteurs balayent la scène et nous éblouissent.
En quelque coup de pelle, Mériadec creuse une tranchée de deux mètres de profondeur dans la caillasse en bordure du chemin, nous y faisons rouler les cochons sauvages, qui sont immédiatement recouverts de terre et de grosses pierres, le tout tassé et nivelé par un passage de chaînes pour empêcher les coyotes de les déterrer. 
Mériadec, décide de laisser le tracteur sur place, et de rentrer avec nous dans la jeep. Fadi lui cède sa place et prend le sentier qui mène à son village, je lui fais discrètement signe pour lui rappeler les sacs de gibier déposé dans la grotte, je ne peux pas parler ouvertement devant le chef mécanicien en qui je n’ai aucune confiance.
Il est 2 heures du matin, lorsque nous arrivons au hangar et descendons de la jeep. Je suis littéralement épuisé, je salue mes compagnons et sans un mot me dirige vers mon pavillon. À peine arrivé, je me déshabille, jette mes vêtements sales et puants à l’extérieur devant la porte et cours me mettre sous la douche.
Je viens de vivre ici, une des pires journées de mon existence, hélas, cela ne sera pas la dernière sur ces lieux.
Le lendemain, c’est Kenza qui me réveille avec le petit dèj. Je lui demande de ramasser mes habits sales et de les laver. Je traîne un bon moment au lit, puis me rends à la cave. Il faut que je voie Fadi pour savoir si tout s’est bien passé, mais pas de Fadi, je suis un peu inquiet et je n’ai pas l’humeur au travail, n’y tenant plus je me dirige vers les écuries où je selle Isis ma jument préférée et nous voilà partis au petit trot, sur le chemin des collines à la rencontre de Fadi.
Lorsqu’enfin je l’aperçois, je pousse un ouf… de soulagement.
– Salut Fadi, je me faisais du souci.
– Pas de raison, tout s’est bien passé. Dorénavant tu peux venir manger le couscous à Aïn Bouzane jusqu’à la fin de tes jours.






G.L.W - Février 2016