samedi 20 février 2016

7°. POUR QUELQUES “BOUGNOULES“ DE MOINS

     




Plusieurs mois ont passé depuis la grande chasse Cousin. À la cave toutes les cuves sont pleines à ras bord. Je suis très occupé dans mon laboratoire par les ajustements de la récolte 55. À l’extérieur les travaux de la vigne se poursuivent en fonction de chaque saison. Pour bien comprendre la tragédie qui va suivre en voilà un aperçu :









1/ La taille de la vigne qui débute tôt, vu la longueur de ce travail (de novembre à mars en général suivant le temps de l’hiver et le nombre de tailleurs)
2/ Le pliage pour les vignes taillées en baguette. Cela consiste à rabattre la baguette le long d’un fil de fer. 
3/ L’ébourgeonnage et épamprage fin mai jusqu’au début juillet. La vigne ayant poussé, il faut enlever les jeunes pousses inutiles au pied des souches, mais aussi sur la tête des souches.
4/  Ce travail est effectué en même temps que le relevage qui consiste à tendre les fils de fer pour maintenir la vigne qui pousse beaucoup à cette époque.
5/  L’effeuillage en juin, juillet consiste à enlever des feuilles devant les raisins afin d’avoir un meilleur ensoleillement de ceux-ci. 
6/ Toutes ces opérations sont entrecoupées par les traitements de la vigne à la bouillie bordelaise, afin d’éviter les maladies (mildiou, oïdium, pourriture,...). 
7/  Mi-septembre commencent les vendanges qui sont le fruit de toute une année de soins soutenus. 
Ce mois de décembre 55 nous sommes en pleine époque de taille. C’est un travail pénible et conséquent, sur des vignes s’étendant sur 2000 hectares. Environ 300 ouvriers s’y consacrent durant tout l’hiver. Comme d’habitude tout est super organisé par le chef d’exploitation Carvalho et contrôlé par le pointeur Tobias. Dans chaque ligne de vigne s’active un groupe de 12 hommes ;  8 tailleurs — 4 de chaque côté et 4 fagotiers chargés de ramasser et de lier les sarments pour les mettre en tas.  

Un Caterpillar tirant une grosse remorque à deux essieux passe de temps en temps en avançant lentement sans jamais s’arrêter, accompagné d’une équipe qui charge les fagots dans la remorque. La remorque pleine, le tracteur se dirige en bout de ligne, où les paquets de sarment sont déchargés en d’immenses tas auxquels on met le feu. De partout, montent dans le ciel des panaches de fumée qui parfois, suivant le vent, se rabattent sur les hommes travaillant à proximité. Lorsque cela arrive, quand même assez rarement, il faut le dire, les ouvriers arabes se protègent le visage avec le chèche ou s’enroulent dans leur burnous et se couchent au sol bien à plat en attendant que le vent se décide à changer de direction.
Selon Césario, il y aurait eu des abus, certains profiteraient d’un petit filet de fumée ou d’un repli de terrain pour faire une petite sieste.
Tous des feignants ces maudits bicos, faut continuellement les avoir à l’œil. 
Ce jour-là, 24 décembre, veille de Noël et jour de paye, Césario devait avoir l’œil fermé, car il ne vit rien venir. 
C’est Bubu qui donna l’alerte, en fin de journée, après avoir distribué la paye. Intrigué par l’absence d’une équipe dont il connaissait un des membres, il alla se renseigner auprès de Tobias. Après vérification, le contrôleur confirma leur présence sur le terrain au dernier pointage de 16 heures.
Qu’ils ne viennent pas toucher leurs salaires un jour de paye, était incompréhensible, quelque chose de grave avait dû se passer.

Tobias et Bubu allèrent demander à Césario son avis, qui fut selon son habitude, laconique…
– Ils doivent roupiller dans un coin.
Mériadec, consulté à son tour, confirma que tous les Caterpillar étaient rentrés, et qu’il n’avait aucune idée où pouvaient bien se planquer les 4 hommes de l’équipe de taille – Laissez tomber, ils vont bien finir par arriver.
Tobias pas convaincu, décide de prendre la jeep et de se rendre avec Bubu sur le dernier lieu de pointage qu’il est le seul à pouvoir situer.
Lorsqu’ils reviennent, je suis dans la cour avec Césario qui vient de m’apprendre qu’une équipe de taille avait disparu.
Tobias arrête la jeep à notre hauteur.
Immédiatement à la tête qu’ils font, nous nous rendons compte que quelque chose de grave est arrivé.
– Alors, vous les avez trouvés ?
Tobias tétanisé et muet baisse la tête, Bubu prend la parole d’une voix tremblante.
– Oui, nous les avons découverts, tous morts.
– Quoi ! – Hurle Césario.
– Non de dieu de non de dieu, ce n’est pas possible. Que s’est-il passé.
– Tobias… court vite chercher le patron… discrètement.
Quelques instants plus tard, M. de Saint Léon arrive avec Tobias. Il n’a pas l’air plus affolé que ça.
– Allons voir ça sur place, montez tous dans la jeep, et pas un mot à personne. Qui est déjà au courant ?
– Juste Mériadec, il est au hangar des tracteurs.
– Passons le prendre.
Nous voilà bientôt les six entassés dans la jeep, conduite par Tobias.
Personne n’ose parler durant le trajet. Nous avons parcouru environ 3 km lorsque Tobias stoppe la jeep, il fait déjà presque nuit.
– C’est là.
Au premier abord, nous ne distinguons rien. Tout le monde met pied à terre et avance dans le faisceau des phares. Seuls quelques fagots de sarment font une tache sombre sur le sol, Tobias s’en approche et soulève du pied les branchages, apparaît alors un burnous rouge de sang.
Nous restons tous là, figés par la découverte macabre. Césario se penche et soulève un à un les paquets de branches qui recouvrent 4 corps allongés en travers de l’entre-ligne.
Nous n’avons alors aucune peine à imaginer ce qui s’est passé, mais Césario se croit obligé de nous décrire la scène, sans doute pour se disculper.
– Je vous l’avais dit, tous des fainéants. Ils se sont allongé pour roupiller un coup, cachés sous les fascines et quand le Caterpillar et passé, le conducteur qui devait somnoler, comme d’habitude, ne les a pas vus, et plafff… aplatis comme des crêpes.
Nous pouvons en effet, voir distinctement, deux traces parallèles rougeâtres, laissées par les chenilles du tracteur sur les corps.
La véritable raison, pour laquelle ils se sont étendus là, nous ne la connaîtrons sans doute jamais, pause, fatigue, fumée ? Quoi qu’il en soit, ils sont bel et bien morts, et rien ne pourra venir changer cet état de fait.
J’en suis là, dans mes réflexions, lorsqu’Aloïs de Saint Léon prend la parole.
– Messieurs, nous sommes les seuls à connaître ce qui s’est passé. Dans le contexte politique actuel, cet accident peut avoir des conséquences terribles. Je propose donc, avec votre accord à tous, de faire disparaître les corps, et de les enterrer dans un lieu tenu secret.
Je proteste, révolté par la proposition.
– Mais patron, c’est impossible, ils ont certainement une famille, forcément quelqu’un va s’inquiéter, se renseigner, demander une enquête.
– C’est un risque à courir, du côté des autorités françaises, j’en fais mon affaire. Et puis en ce moment de nombreux fellahs partent dans les Aurés s’engager dans les troupes de l’ALN.  
M. Hubert et Tobias vous faites disparaître toutes les traces administratives de leurs présences aujourd’hui, fiches de paye, pointage, etc.
Mériadec allez chercher un des tracteurs avec la benne pelleteuse et revenez ici. Nous, nous ne bougeons pas d’ici, trop d’aller et venue pourraient éveiller l’attention.
Mériadec parti avec la jeep, nous restons debout dans le noir, la nuit est glaciale, finalement Césario qui ne s’embarrasse pas de principe, ramasse quelques fascines de branches et allume un feu à l’écart des corps. Nous nous mettons en cercle autour, et tendons les mains à la chaleur du foyer.
Il se passe bien 1 heure avant d’entendre le bruit du moteur de la pelleteuse. Nous pouvons vaguement voir l’énorme masse sombre se rapprocher tous feux éteints, arrivé à notre hauteur, Mériadec écrase le feu en passant plusieurs fois dessus, allume les phares et abaisse la benne au sol. Il nous crie.
– Maintenant, mettez les corps dans la benne.
Chacun se regarde, mais personne ne bouge. Je me recule lentement hors de la lumière des phares.
– Non pas moi, je ne ferai pas ça.
Le patron me regarde l’air furieux.
– Bon, Césario, Mériadec et Tobias faites-le.
– Mériadec saute de son siège et tend des gants graisseux aux deux autres.
– Allons-y.
Ils se saisissent du premier corps, et tentent de le basculer dans la benne. Mais cela ne marche pas… je ne sais pas si vous avez déjà vu un corps qui a passé sous les chenilles d’un tank ou d’un Caterpillar de 12 tonnes, mais… bref, je ne vais pas rentrer dans les détailles, je vous laisse imaginer.
Finalement, Mériadec décide de tout pelleter, les corps, les entrailles, la terre et les burnous, rouges de sang. La benne au 3/4 pleine il disparaît dans la nuit, 1/2 heures plus tard, il est de retour, la pelle pleine de terre fraîche. Il la déverse sur l’emplacement du drame et nivelle le tout. C’est terminé, quatre vies ont disparu sans laisser de trace, comme si elles n’avaient jamais vraiment existé !
Nous montons tous sur le tracteur conduit par Mériadec et rentrons au domaine. Arrivés au hangar le patron nous demande de rentrer sans éveiller l’attention, et d’oublier ce qui vient de se passer. 
Si un seul d’entre nous parle, vous savez, ce qui nous attend, non pas de la gendarmerie française, mais du FLN.
En m’éloignant, je peux voir Mériadec laver soigneusement au jet les chenilles du Caterpillar.
Décidément, il pense à tout.
Comme cet automne lors de la destruction du gibier, arrivé devant l’entrée de ma chambre, je me déshabille dehors, et malgré le froid, vais prendre une douche à l’arrière de la maison, pour me laver de toute cette abjection. 
Mais c’est une demi-bouteille de Cognac qui aura finalement raison de ma componction. 
Le lendemain, je me réveille vers 10 heures, la bouche pâteuse, avec le sentiment d’avoir fait un horrible cauchemar. Le plateau est sur la table, le café froid, et la bouteille de Cognac vide. 
Brusquement je réalise qu’il est dimanche, que c’est le jour de Noël, et que je devrais être à Alger. Les événements tragiques de la soirée m’ont fait complètement oublier mon rendez-vous avec Marie. Je me précipite chez les Hubert, c’est Rose qui me répond.
– Il faut que je téléphone, c’est urgent, Bubu est là. 
– Oui, mais il dort encore, je ne sais pas ce qu’il a ? — moi je sais —
– Donnez-moi la clé du local de paye, j’en ai pour 5 minutes.
– Tenez, la voilà.
Je cours au local et j’appelle l’hôtel Marta.
– Marta… bonjour, c’est moi votre "petit-suisse" — oui c’est comme ça qu’elle m’appelle. Bon Noël, Marta, est ce que Marie est là ?
– Oui, et elle se fait un sang d’encre.
– Allez vite la chercher, s.v.p.
– La voilà, je la vois qui descend l’escalier. Au revoir.
– Marie… c’est toi ! Excuse-moi, mais j’ai eu un empêchement de dernière minute, je t’expliquerai. Je vais venir, mais en fin d’après-midi, attends moi. Je prends quelques jours de vacances, regarde si tu peux te libérer aussi. Je t’aime, je t’embrasse.
J’en peux plus, il faut absolument que je parte d’ici, et il faut le dire, j’ai quand même un peu la trouille. En Europe pour de tels agissements nous irions tous en prison pour de longues années.
Après avoir rapporté la clé à Rose, je me rends directement chez le patron.
J’entre sans frapper, vais directement dans son labo, comme d’habitude, il est penché sur son binoculaire. À mon entrée, il daigne relever la tête.
– Oui, que voulez-vous, monsieur Le Wenk.
– Je voudrai prendre quelques jours de vacances.
– Bon, d’accord, prenez une semaine. Moi-même je vais aller passez les fêtes en France. 
– Merci, je pars ce soir, je vais demander à M. Hubert de m’accompagner à la gare. Au revoir et bonnes fêtes.
Et, voilà, comme si de rien n’était. Depuis que nous partageons de lourds secrets, l’atmosphère a radicalement changé, les Européens font preuve de méfiance entre eux et ne se parlent plus que sur le plan professionnel. Même Bubu ne desserre pas les dents en m’accompagnant à la gare d’Affreville.   Lorsque le train quitte le quai, je ressens enfin un grand soulagement, je m’efforce d’oublier le terrible drame du jour précédent, et je m’endors jusqu’à l’arrivée à la gare Centrale d’Alger, située sur les quais.


Gare Centrale d´Alger








Gérard Le Wenk - Février 2016












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