lundi 22 février 2016

10° - LES YAOULEDS


Pour ne pas les oublier

A Baba le petit cireur

Cet article sur les yaouleds repose sur un long travail d’archives qui concerne plus largement les enfants de la pauvreté, de la déstructuration des sociétés traditionnelles, de l’exode rural et de la naissance d’un sous-prolétariat dans les agglomérations urbaines coloniales, les yaouleds – de l’arabe ya (viens) et ouled (enfant), sont aussi, dans une certaine mesure comme nous allons le voir, le produit de l’inter-communautarité sexuelle et de l’hybridation sociale. 


Entre le monde de la prostitution et la jeunesse explosive des anciennes casbahs déclassées et des nouvelles médinas indigènes – à la périphérie desquelles vont bientôt fleurir les couronnes sans fin de bidonvilles –, il existe en effet un lien avéré et tangible : la figure ostentatoire du yaouled. Symbole colonial de la déchéance socioculturelle et de l’appauvrissement économique, le yaouled est le frère de la prostituée clandestine des bidonvilles et de la fille soumise « indigène » des quartiers réservés, mais c’est aussi son fils naturel et spirituel.
Dans les villes coloniales en effet, le yaouled occupe toutes sortes de fonctions, notamment cireur de chaussures. Ce personnage, et son cri « Cirer M’siou, coup de brosse M’siou », est un élément récurrent de la littérature et de la photographie coloniale. À titre d’exemple et pour bien montrer l’imprégnation de cette catégorie dans l’imaginaire collectif, ce poème anonyme intitulé 

« Le petit cireur » :
« Qu’il s’appelle Salah, Kacem ou Mohamed.
C’est le petit cireur sa boite en bandoulière.
Maigre sous des haillons ou sa blouse roulière.
Dont les siens ont quitté, jadis, l’ancestral bled.
Il est né citadin, à Bône ou Bab-el-Oued.
Mais la rue est pour lui partout hospitalière.
Qu’il s’appelle Salah, Kacem ou Mohamed.
C’est le petit cireur sa boite en bandoulière.
Il connaît sa ville, de son A jusqu’au Z.
Il cire les souliers pour tâche journalière.
Mais en une pour tout de façon cavalière.
C’est Gavroche, Algérien, le petit yaouled.
Qu’il s’appelle Salah, Kacem ou Mohamed. »

Gavroche méditerranéen, le yaouled est aussi commissionnaire (y compris dans les bordels), crieur de journaux, masseur de hammam, porteur de paniers, vendeur de cigarettes ou de chewing-gums, guide ou objet sexuel pour étrangers et locaux ; et peut devenir, une fois l’enfance passée, un proxénète d’autant plus aguerri aux lois du milieu qu’il a parfois grandi avec elles. 
Dans la casbah, on appelle «magasins» les lieux où se prostituent les filles soumises dites «isolées» (elles sont cependant, comme les autres, «cartées» par la police des mœurs) qui peuvent, selon la réglementation, louer une pièce ou une chambre pour exercer leurs activités. Mme Ahmed qui, comme son nom ne l’indique pas, est d’origine espagnole et veuve d’un Arabe, est gérante de « magasins ». Autrement dit elle est chargée, chaque jour, de récolter les loyers auprès des filles. Elle a deux enfants métis dont un garçon qui semble avoir quelques dispositions particulières…
«Pour se concilier les bonnes grâces de la mère, les dames [les prostituées] leur font des cadeaux, leur sourient au passage. La petite est insignifiante, mais le fils promet d’être un dur. Parfois, le soir, au plein moment de la recette, il arrive en éclaireur précédant de peu madame sa mère et tapant du pied dans la porte des filles en hurlant des mots gras. Il a sept ans. Tout laisse prévoir que dans une dizaine d’années il pourra se substituer à sa génitrice. Les filles qui s’y connaissent en graine d’homme prévoient que ce petit donnera quelques soucis à leurs remplaçantes. »
Remarquons que ce n’est pas la première description de ce genre particulier de maisons closes. Jane Maury, «La grande pitié des petites mauresques ou le bagne d’enfants de la Casbah»
« À treize ans, elles sont en “magasins”, dans un quartier nommé la Casbah, dans ces locaux infects où l’air et la lumière ne pénètrent jamais. Elles se livrent au premier venu pour la somme de un franc. Oui, vingt sous ! Certaines de ces femmes m’ont avoué avoir reçu jusqu’à trente clients dans la même journée. »
Né dans la rue ou sur son seuil, dans un territoire «ensauvagé», incontrôlable et violent, avec lequel il fait corps, le yaouled est enfin, comme nous le verrons, un émeutier en puissance qui réactualise à sa manière l’ancienne dissidence tribale, la sîba. Assoiffé de justice sociale, c’est aussi évidemment un client privilégié du nationalisme.
Officiellement, comme le rappelle justement Emmanuelle Saada dans l’introduction de son livre Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, il n’y a pas de « question métisse » dans l’Algérie coloniale. La plus ancienne implantation française du second Empire colonial français, la plus proche de la «mère patrie», aussi bien géographiquement que symboliquement, et la seule qui soit vraiment, à proprement parlé, de peuplement – à l’exception notable, mais lointaine, de la Nouvelle-Calédonie –, aurait donc accouché, chose étrange et paradoxale, d’une société coloniale totalement étanche faisant fi des couples mixtes et, par extension, du produit de ces unions (licites ou illicites) : les enfants métis, question secrète et occultée s’il en fut. 
Les archives sont en effet quasi muettes – a contrario de ce qui se passe dans le reste de l’Empire et tout particulièrement en Indochine où les documents sont légions – sur l’épineuse question des enfants métis nés dans l’Algérie coloniale. 
Au regard cependant des très nombreuses relations sexuelles ou amoureuses inter-communautaires, surtout visibles d’ailleurs dans les sources secondaires et notamment dans la littérature autobiographique ou de fiction,et de l’importance du peuplement européen – 700.000 dans l’ensemble du pays au début des années 1920 –, on s’explique mal cette absence récurrente de la figure du métis dans la société coloniale algérienne. On peut penser que des deux côtés de la frontière coloniale, on s’est accordé pour rendre invisible cette catégorie d’individus, probablement beaucoup plus nombreux qu’on ne le dit ou qu’on ne le croit sans pouvoir établir cependant avec précision les moindres statistiques. Cette invisibilité est d’autant plus facilement applicable au Maghreb qu’a contrario de ce qui se passe dans d’autres parties de l’Empire (et notamment en Indochine, en Nouvelle-Calédonie et en Afrique noire), que le métissage, surtout quand il s’opère entre méditerranéens, peut très facilement passer inaperçu.
Du côté de l’administration coloniale, ce silence tient, d’abord et avant tout, à la peur d’un métissage qui aurait pu s’exercer au détriment de la « race » blanche et au bénéfice de l’islam. 
Il ne s’agit plus de tolérer ni « fusion des communautés », préconisée notamment par Pellissier de Reynaud, ni «mélange des races», souhaité, malgré sa crainte d’une «dégénérescence de la race blanche», par le comte Arthur de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). Ces idées, discutées jusqu’alors au plus haut niveau de l’Etat métropolitain et colonial, n’ont plus droit de cité. Il s’agit désormais d’imposer une ségrégation raciale et communautaire qui vise à limiter au maximum la «contamination» et la «décivilisation» des Européens au contact des « indigènes ». Pensé, dès lors, dans le cadre d’une « compétition » raciale et confessionnelle – encore complexifiée par la référence récurrente, chez les colonisés, à la «dégradation» et à la «corruption» des femmes «indigènes» au contact des nasrani (des chrétiens) –, le mariage mixte et licite était condamné à n’être, au cœur du dâr al islam (mais aussi en métropole) et de la ségrégation coloniale, qu’un phénomène marginal fortement stigmatisé.
Ainsi, dans les années 1930, le docteur Georges Heuyer, fondateur de la pédopsychiatrie et pionnier du champ de «l’enfance inadaptée», souligne que le nombre de métis issus de mariages d’Arabes et de Françaises est important  et qu’il convient de déterminer s’il y a intérêt ou inconvénient à favoriser la venue d’indigènes coloniaux en France et leur mariage avec des Françaises. 
Derrière tout cela se trouve la question centrale de  l’adaptation sociale des métis en métropole. À noter aussi que les mariages mixtes femmes blanches/«indigènes» ne sont pas mieux acceptés de l’autre côté de la frontière coloniale. Dans les années 1930 toujours, en Tunisie, les «indigènes» qui prennent femme chez l’occupant n’ont ainsi plus le droit d’être enterrés au cimetière musulman. Et, en 1934, l’Association des étudiants musulmans nord-africains condamne les mariages mixtes que ses adhérents pourraient contracter en France.
Le rejet du mariage mixte, comme forme classique, dans la région, de régulation de la sexualité inter-communautaire et de l’enracinement, dans la société, d’un pouvoir acquis par la force – comme l’explique d’ailleurs un Marocain à un contrôleur civil : «Les Français pour nous, c’étaient des envahisseurs, plus forts que nous, bien armés, calculant tout, réfléchissant à tout. On a cru qu’ils allaient dominer le pays et se donner comme les nouveaux chefs. Ils allaient épouser les filles des meilleures familles de la contrée. S’ils avaient vraiment fait cela, ils auraient dominé les tribus » – a alors logiquement débouché sur le développement d’une marginalité sexuelle (notamment prostitutionnelle). Marginalité qui, tout en traduisant évidemment le droit du conquérant, était aussi le produit d’un statu quo (une majorité de femmes préservée contre une minorité sacrifiée) globalement accepté, dès la fin du XIXème siècle, par l’ensemble des hommes, indigènes et Européens. 
En somme, bien que les nasrani (les chrétiens) aient renversé un statut séculaire – celui de dhimmi (en terre d’islam, les chrétiens et les juifs sont des « protégés ») – et qu’ils aient réduit l’un des tabous les plus prégnants de la sexualité précoloniale, celui de la ségrégation confessionnelle du sexe, le « partage » des femmes, pourtant nécessaire puisque le sex ratio s’exerçait toujours à leur désavantage, restait problématique. La majorité des musulmanes étant intouchables, l’administration coloniale utilise alors une population féminine de « l’entre-deux » qu’elle constitue, en raison de sa nature même, en minorité sexuelle dominée. L’imposition du stigmate prostitutionnel – l’égout séminal conceptualisé au XIXème siècle, en métropole, par le docteur réglementariste Alexandre Parent-Duchâtelet – a, en effet, consubstantiellement agrégé, en contradiction avec le fantasme récurrent des colonies comme « édens sexuels », la sexualité vénale algérienne au monde de la marginalité sexuelle. 
Ce faisant, l’administration coloniale réglait en sus l’épineux problème de la filiation et de la citoyenneté – c’est-à-dire des enfants métis qui auraient pu naître de ces unions illégitimes. Enfants de prostituées « indigènes » avant tout, ces derniers sont renvoyés, du fait du double statut discriminant de leurs mères, à la « honte » et au « vice » de leur naissance.

Dans ce contexte, on ne s’étonne nullement que la « question métisse » ne soit plus abordée, du côté français – quand elle l’est, ce qui est bien rare comme nous l’avons déjà souligné – qu’en faisant des métis, enfants bâtards et hybrides des classes laborieuses, dangereuses et vicieuses, des « hors castes » et des « parias » (triplement étrangers à eux-mêmes au regard de la « race », de la religion et de la société dans laquelle ils ont vu le jour) dont la frustration et le ressentiment sont d’autant plus inquiétants qu’ils sont perçus comme une menace latente contre l’ordre colonial. Ce sont en effet essentiellement des enfants métis non reconnus par leur père français (et donc assimilés automatiquement au statut indigène de leur mère) qui sont objets de débats. 
Ceux-là même que l’on retrouve ensuite dans la catégorie englobante de yaouleds, même si tous les enfants des rues ne sont pas, évidemment et loin s’en faut, des enfants illégitimes d’unions inter-communautaires illicites. Du point de vue des colonisés, cette partie spécifique des yaouleds (enfants naturels et hybrides) n’est cependant – à l’image de leurs mères «partagées» et donc «dégradées» – guère moins problématique que pour les Européens. Entre zinâ (sédition sociale et morale) et fîtnâ (sédition politique), ils imposent l’image troublée d’une société «indigène» fracturée et déliquescente. A fortiori quand ces yaouleds (métis ou non) remettent à leur tour en cause l’ordre colonial et local par une sexualité problématique (parce qu’exercée avec des hommes de «race» et de confession différentes).

Les yaouleds et le commerce du sexe
Jane Maury écrit ainsi dans Le Libertaire un article intitulé «La grande pitié des petites mauresques ou le bagne d’enfants de la Casbah» où elle souligne, scandalisée :
« De retour d’Alger, outré de ce que j’ai vu, je tiens à vous le faire connaître. Je veux vous dire la vie des malheureuses mauresques qui font le commerce de leur corps. Elles sont, hélas, en très grand nombre. Que sont-elles ? Des filles perdues par le vice et la débauche ? Non ! Perdues par la misère et la souffrance. La plupart orphelines, les autres abandonnées par leurs parents qui ne peuvent les nourrir. L’Assistance publique qui fonctionne très mal pour les Européens, ne fonctionne pas du tout pour les indigènes. Un père, une mère meurt, ils laissent des enfants qui sont abandonnés. Pour les garçons, passe encore, ils cirent les chaussures, ouvrent les portières, souvent ont des coups en guise de paiement, mais arrivent tant bien que mal à payer leur croûte et, le soir venu, pour vingt sous, vont coucher au bain maure. 
Mais les filles, que deviennent-elles sur le pavé ?
Les filles deviennent souvent prostituées après avoir tenté, au préalable, de vivre du produit de leur travail en se plaçant notamment comme domestiques dans les familles riches de la médina ou de la ville européenne.
Mais J. Maury évacue cependant un peu rapidement la question des relations sexuelles monnayées que ces jeunes garçons pourraient avoir dans le but d’assurer leur subsistance en sous-entendant que eux, a contrario des filles, peuvent plus facilement s’insérer dans l’économie parallèle des « petits métiers ».
Il semble assez logique cependant, au regard du mode de vie des yaouleds, de s’interroger sur leur rapport avec le commerce du sexe. Beaucoup de ces jeunes garçons traînent, travaillent, vivent et dorment en effet dans les rues de la casbah et de la ville européenne, de jour comme de nuit, et peuvent facilement y rencontrer des clients (de passage ou habitués) locaux ou Européens avec lesquels ils auront des relations sexuelles monnayées. Ces relations sont d’autant plus facilement concevables et réalisables que les yaouleds bénéficient, une fois n’est pas coutume, de leur statut d’enfant ou de jeune garçon – statut qui les préserve, dans les sociétés locales, du déshonneur viril où les conduirait le fait « de coucher avec des hommes » une fois devenus adultes. Enfants ou adolescents « errants » soumis à la sexualité dominatrice – en général, ils sont perçus comme « passifs » – et parfois violente des adultes qui les rétribuent pour leurs faveurs, les yaouleds sont donc souvent, au même titre que les filles, des prostitués en puissance. Dans un autre contexte qui concerne aussi de jeunes enfants pouvant venir de la rue, celui des corporations artisanales, le maître (tafar : actif) entretient parfois des relations « homosexuelles » institutionnalisées avec son disciple (miboun : passif) – garçon qui lui est confié par la famille ou orphelin qu’il prend en charge de lui-même.
Lucienne Favre en témoigne encore simplement en 1937 en brossant le tableau suivant d’Aïssa, boutiquier mozabite de la rue Randon dans la casbah d’Alger : « En attendant, loin de sa femme rentrée au M’Zab, comme le veut la coutume, il mène en compagnie d’un jeune disciple au regard de velours, aux jambes torves, à la voix mélodieuse qui le sert à toute heure du jour, à toute heure de nuit, une vie épicurienne. »
Apparemment Aïssa possède une vie familiale « normale » parfaitement compatible avec sa situation et ne se cache pas d’entretenir des relations « particulières » avec son disciple. Cela se sait dans la casbah et ne donne pas lieu à réprobation ou à sanction sauf si l’une des deux parties (généralement le disciple) s’avise de donner des signes trop évidents de « féminité » et de s’installer durablement dans une situation de passivité sexuelle qui irait au-delà de sa condition. D’ailleurs, l’état transitoire de la situation (on ne reste pas disciple, comme on n’est pas yaouled, toute sa vie) et le caractère non exclusif de la relation (le maître est souvent marié et parfois polygame) sont des gages d’absence de « déviation sexuelle ». En revanche, si la pratique « homosexuelle » perdure postérieurement à ce cadre singulier, le sujet apparaît, dans la société locale, soit porteur d’une « maladie » (assimilable à une possession par un djoun, par un génie), soit vecteur d’une « perversion sociale » (zîna) inacceptable. Dans les deux cas, il renonce, ce qui est socialement incompréhensible, à sa virilité (puisqu’il s’installe dans un rôle de « femme ») et aux privilèges conséquents qui l’accompagnent et assurent sa domination « naturelle ».

Plus tard, dans les années 1980, on ira même jusqu’à parler des « charters de folles » à destination du Maghreb. 

La sexualité monnayée des yaouleds s’inscrit, du moins quand elle se passe entre hommes de même origine et de même confession, dans le même phénomène et est acceptée tant qu’elle ne franchit pas les règles du harâm (ce qui est interdit) et de la hachma (de la honte et de la pudeur). Là se construit une partie du malentendu avec les Occidentaux qui croient arriver dans « un no man’s land primitif », un « éden homosexuel » sans règles, ni tabous. Une vision exotique et romanesque, largement portée par des auteurs comme Jean Genet, William Burroughs ou André Gide qui fait la description suivante du petit biskri Bachir, personnage fantasmatique de son roman L’Immoraliste : « La gandourah, un peu tombée, découvre sa mignonne épaule. J’ai besoin de le toucher. Je me penche. Il se retourne et me sourit. »A cette vision se surexpose l’illusion d’une relation réciproque et égalitaire, d’un « véritable amour », qui pourrait se construire au-delà de la domination coloniale, du commerce du sexe et de l’industrie du tourisme. C’est pourtant bien la convergence de ces deux facteurs consubstantiellement imbriqués («disponibilité sexuelle» des «indigènes» créée par la paupérisation coloniale et possibilité de relations sexuelles «monnayées» ouvertes par l’instauration d’une industrie du sexe) qui permet le développement d’un nouveau marché concurrentiel, alors encore en formation. Il s’agit du tourisme prostitutionnel homosexuel, dans lequel la figure du yaouled prend évidemment toute sa place. Commerce sexuel vécu, en Algérie, comme un élément supplémentaire de corruption de l’Occident, comme une « impropreté morale » totalement synonymique du système colonial qui pourrait se résumer à la formule lapidaire suivante : « Ils viennent ici pour user sexuellement de nos enfants. »
Marino Zermac, qui n’a pas sa langue dans sa poche, et qui se trouve à Alger après la seconde Guerre Mondiale, souligne sans détour cet état de fait dans ses mémoires :
Marino Zermac, Une vie sans importance.
« Alger, sa vie grouillante, son mélange de races, d’idiomes, de costumes, est pour moi un régal. J’aime aussi ses odeurs d’épices, ses chants, ses mélopées, le linge multicolore séchant aux fenêtres, le bruissement du vent dans les palmiers. Ici, le spectacle est dans la rue... Pierre est ravi. Les petits mendiants nous offrent leurs services pour quelques sous et, comme nous restons de marbre devant leurs suggestions, ils nous proposent leurs petites sœurs... pour encore moins cher. 
Dans ces années d’après-guerre, Alger était la ville du sexe comme le sont devenus Bangkok, Manille, Cuba ou Rio de Janeiro. Les enfants y étaient beaux, pas farouches et se prostituaient pour très peu d’argent. Le voyage était encore réservé aux personnes fortunées, on ne parlait pas encore de tourisme sexuel. Mais tout ce que la vieille Europe comptait de pédophiles accourait en Algérie pour donner libre cours à ses vices. Les grands artistes homosexuels d’André Gide à Henry de Montherlant passaient chaque année quelques semaines en Algérie sous prétexte de “voyages d’études”. 
D’ailleurs, les mœurs des autochtones s’y prêtaient. Si la famille musulmane était généralement exemplaire, élevait bien ses enfants, les maintenait sur le bon chemin, la misère venait trop souvent perturber ce bel ordre ancestral. Et puis beaucoup d’hommes étaient morts à la guerre laissant leur famille dans le dénuement. Le yaouled représentait pour les pédés ce que la petite Bretonne était pour l’amateur de chair fraîche parisien. »
Vivant en partie de la prostitution (comme prostitués, commissionnaires dans les bordels ou futurs proxénètes), les yaouleds sont donc intimement liés au commerce du sexe. Ils en connaissent les agents, les rouages et les territoires – le caractère violent aussi. Enfants de la misère économique (ils sont liés à la petite criminalité et survivent fréquemment grâce aux larcins qu’ils commettent) et de la fracture identitaire, ils sont aussi souvent au moment de la guerre de libération, comme nous allons le voir maintenant au travers de La bataille d’Alger, des acteurs du nationalisme algérien : agents de liaison, agitateurs des masses, porte-paroles de la politique du FLN et parfois aussi « assassins » à la solde du parti. A noter, en préambule, que j’utilise ici le film La bataille d’Alger comme révélateur d’une situation sociale et politique (le nationalisme algérien et ses liens avec le monde de la rue et de la déviance sexuelle) à laquelle la jeunesse algérienne est confrontée et à laquelle elle participe. Bien que film, La bataille d’Alger emplifie, à mon sens parfaitement, ce que de très nombreux livres sur la guerre d’Algérie confirment par ailleurs et notamment celui d’Omar Carlier qui, en ce domaine, est incontournable, les liens entre la jeunesse explosive des villes et le nationalisme (visible dans la figure paradigmatique d’Ali la pointe). 
Le fait que La bataille d’Alger soit de plus clairement un film de propagande (Yacef Saadi étant à l’origine d’un scénario reposant en grande partie sur ses mémoires) accentue encore l’idée que le discours qui y est véhiculé procède, au même titre qu’un tract ou qu’un communiqué du FLN, de l’énoncé du projet politique et de la place que chacun doit y trouver. C’est pourquoi il m’a semblé particulièrement utile et intéressant – au même titre que ce que j’ai fait avec Pépé le Moko et La Bandera dans La prostitution coloniale – d’utiliser La bataille d’Alger comme « source primaire » éclairant la position du FLN sur les questions traitées dans cet article et tout particulièrement sur les liens entre déviance, sexualité illicite et nationalisme.

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La bataille d’Alger: des yaouleds en action

La bataille d’Alger commence officiellement le 7 janvier 1957 quand les soldats français commandés par le général Massu investissent massivement la casbah. Elle se termine le 8 octobre 1957 avec la mort d’Ali la pointe, dernier chef libre de la fédération du FLN à Alger. Ali la pointe est né le 14 mai 1930 et il connaît très tôt la misère. À 13 ans, il se retrouve de surcroît en prison. Libéré, il se rend à Alger où il s’inscrit dans un club de boxe de Bab-El-Oued, tout en suivant une formation en maçonnerie. Deux incidents vont le rendre encore plus « rebelle » au pouvoir colonial et attiser sa soif de vengeance : une gifle assenée par un policier français et une correction qu’il a administrée à un ressortissant européen, lui valent, à l’âge de 22 ans, une condamnation aux travaux forcés et une incarcération à la prison de Damiette, dans la wilaya de Médéa. Il s’en évade le 2 avril 1955 et se rend à Blida puis à Alger où il rentre dans la clandestinité et combat aux côtés de Yacef Saâdi, le chef de la fédération du FLN à Alger. Dans La bataille d’Alger – film interdit en France à sa sortie en 1966 –, cet ancien yaouled devient le héros de l’un des épisodes les plus importants et symboliques de la guerre d’Algérie et, par extension, de la mythologie nationale algérienne. Guérillero urbain (fidaï) et figure emblématique de la bataille d’Alger, le chahid (martyr) meurt le 8 octobre 1957 dans l’explosion de sa cache avec deux de ses compagnons de lutte, un enfant de douze ans, Omar Bou Hamadi, et une femme combattante, Hassiba Ben Bouali.
Au travers de son destin hyperbolique, la figure d’Ali la pointe traduit un changement fondamental et profond dans le rôle que les yaouleds vont prendre dans la vie politique algérienne et tout particulièrement dans la révolution nationale. Dans l’ensemble du film en effet, ces derniers vont œuvrer sans relâche pour faire triompher les idéaux du Front de libération nationale. Se fondant dans la masse parce que figures ordinaires de la médina et des quartiers métissés de la ville européenne (à l’image de Bal el Oued où ils sont chez eux), les yaouleds se glissent dans les interstices de la ville d’autant plus facilement que leur statut d’enfant semble les protéger globalement de la vindicte des Européens en guerre. 
Au journal de 20h00 du 28 janvier 1960, diffusé par l’ORTF alors qu’Alger se trouve au cinquième jour de la semaine des barricades organisée par les partisans de l’Algérie française, des images saisissantes nous montrent des soldats français qui, pendant un moment de détente, lisent le journal debout contre un tank et se font cirer les chaussures par deux ouled-plaça (enfants errants) de la place du gouvernement à Alger.
Dans le film de Gillo Pontercorvo, on se trouve bien loin de cette image sereine et rassurante des petits cireurs de chaussures encore « au service » des agents du pouvoir colonial. Les enfants des rues de la casbah se retrouvent, tout au contraire, aux avant-postes de la lutte contre l’ordre colonial qu’il s’agisse de délivrer des messages à des agents du FLN, de leur livrer des armes ou bien de se mettre au service du discours nationaliste. A cet égard, le rôle joué dans le film par le petit Omar est très symptomatique de cette véritable « mue du yaouled » au contact d’un idéal patriotique visant à construire, collectivement, l’umma wataniyya (la communauté nationale). 
Constamment présent dans les moments-clés de La bataille d’Alger, c’est lui qui incarne tout à la fois le renouveau (comme représentant d’une nouvelle génération, massive en nombre, se levant contre le colonialisme) de l’orgueil national et la perpétuation de la lutte (alors même que les adultes, hommes et femmes confondus, semblent assommés par la violence de l’opération de « pacification » réalisée par les parachutistes dans la casbah). Prenant le micro laissé vaquant par un gendarme français chargé de la propagande anti-FLN au moment du retour des premiers hommes arrêtés et relâchés car n’appartenant pas à la fédération du FLN d’Alger, Omar harangue ainsi les Algériens et les Algériennes présents : « Frères, frères, écoutez bien. Le FLN vous demande de ne pas avoir peur. La grève a été un succès. L’organisation est avec vous. » Ce à quoi les hommes et les femmes présents répondent par un « Vive l’Algérie », scandé à de multiples reprises sur fond de youyous…

« Peuple algérien, l’administration coloniale n’est pas seulement responsable de la misère de notre peuple et de son esclavage mais aussi de l’abrutissement, de la corruption et des vices dégradants de beaucoup de nos frères et sœurs qui ont oublié leur propre dignité. Le Front de libération nationale engage une action pour extirper tous ces fléaux et appelle toute la population à l’aider par son concours car c’est une condition première pour obtenir l’indépendance. À partir de ce jour, les autorités clandestines du FLN assument la responsabilité de la santé physique et morale du peuple algérien et décide en conséquence : sont interdits la consommation et la vente de tous types de drogues et de boissons alcoolisées, sont interdits la prostitution et le proxénétisme. Les contrevenants seront punis, les récidivistes seront punis de la peine de mort. ».

La mise en pratique de cette politique est visible dans trois moments phares du film dont deux concernent directement Ali la pointe : ce dernier frappe d’abord dans un café maure, tout en le menaçant violemment, un fumeur de kif ; puis se rend ensuite dans une des rues chaudes de la casbah (la rue Barberousse ou la rue Kattaroudjil) – en interrogeant au passage les prostituées de magasins et celles de maisons (qu’il semble très bien connaître) – pour assassiner un proxénète notoire, Hocene dont il était l’ami avant d’entrer au FLN. En le tuant d’une rafale de mitrailleuse, Ali interpelle les deux acolytes d’Hocene en ces termes : « Désormais les choses vont changer dans la casbah. Nous allons nettoyer le pays de cette saleté ! » Dans le même ordre d’idée, la scène de l’ivrogne de La bataille d’Alger est très éclairante. D’abord invectivé en arabe par une femme en haïck, un homme extrêmement aviné est ensuite agressé par une foule d’enfants rameutés par Omar. Ce sont eux qui lui font dévaler l’un des escaliers de la casbah en le traînant par terre, en le rouant de coups et en l’insultant (« Alcoolique ! Alcoolique ! »). Emblématique du film, cette scène est aussi symbolique, à mon sens, de la nature de la nation algérienne en construction.

Cette « Algérie virile » qui s’exprime dans le cadre de la lutte pour l’indépendance – fabrique des héros et des martyrs par excellence à l’image de la mort d’Ali la pointe et du petit Omar – marque donc une régénération de la population à partir d’une de ces catégories les plus problématiques, les yaouleds ; et impose ensuite, dans l’Etat post-colonial, un projet politique reposant sur une normalisation, une uniformisation et une moralisation de la société algérienne qui se fait, entre honneur viril et honneur national – au détriment de la pluralité politique, sociale et confessionnelle de la nation. Dans cette grande entreprise de nationalisation des Algériens et des Algériennes, qui s’effectue sur la base d’une morale unique encadrée par un parti unique,tout ce qui faisait désordre dans la société coloniale doit être désormais éradiqué : prostituées inter-communautaires et yaouleds hybrides et en guenilles notamment. Comme symboles d’une société clochardisée et métissée, mais aussi comme représentants de l’humiliation collective de la nation et de l’être algériens (le traumatisme collectif que représentent des yaouleds cirant et lustrant les chaussures des « blancs », acte perçu par excellence comme « servile », est extrêmement vivace à l’époque), ces derniers sont donc condamnés à disparaître. 
En 1963, le président de la République algérienne, Ahmed Ben Bella, décide d’ailleurs fort symboliquement de vider les rues de la casbah (et par extension du pays) de ses yaouleds en mettant en place un vaste programme éducatif en leur faveur – programme dont on ne connaîtra jamais vraiment le bilan au demeurant. Anecdote intéressante, on prétend qu’Ahmed Ben Bella aurait décidé de la mise en place de ce programme après avoir écouté, en 1963, le grand chanteur de chaâbi Amraoui Missoum interpréter Des roses blanches pour ma mère – chanson dédiée à la dramatique histoire d’un jeune cireur de chaussures. Cette chanson aurait eu d’autant plus d’impact sur le président que Amraoui Missoum, né dans la casbah en 1921, était lui-même un enfant de la misère qui avait exercé tous les métiers de l’indigénat et avait notamment été cireur de chaussures et garçon de café…
Ce faisant, il rejette dans l’ombre cette histoire complexe et ambiguë, liant dans un même mouvement mixité sexuelle et prostitution (féminine et masculine), jeunesse déclassée et nationalisme, assimilation et identité hybride, dont les yaouleds étaient les produits volontaires ou forcés et que Kateb Yacine avait su si bien rendre dans son livre Nedjma – la nation algérienne, la femme-patrie par excellence –, fille métisse d’une Française « légère » et de deux de ses amants algériens qui atteste pourtant de la présence symbiotique de l’autre en soi. Une présence trouble, parce que fortement sexualisée, et donc problématique qu’on rejette avec force à partir de 1962 et qui pourtant continue encore aujourd’hui à travailler le social et le politique. 

C’est de cette présence dont les yaouleds témoignent aussi malgré eux et c’est pourquoi il est plus confortable, ici et là-bas, de les reléguer dans l’oubli des mémoires et de l’histoire.







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Témoignage plus récent sur les Yaouleds.

Durant les dernières années de la guerre de libération, ma famille habitait aux limites d’Alger, près de Sidi Yahia. Quand il se rendait au centre-ville, mon père m’emmenait parfois avec lui et les courses ou les visites aboutissaient toujours au square Bresson (auj. Port Saïd), et précisément au «Glacier», où officiait Da Amar, cousin de mon père.
Prendre les trolleys de la RSTA avec leurs deux longs bras courants le long des lignes électriques et leurs receveurs et chauffeurs en chéchia stamboul, traverser les grandes rues d’Alger où, dans la foule, flottaient alors plus de chapeaux de paille ou de feutre, était pour moi un véritable voyage.
Arrivé au Square, le ravissement était là : les arbres denses et leurs milliers d’oiseaux, la façade de l’Opéra qui me fascinait. J’avais droit à des grenadines à l’eau, parfois un «créponné au citron» et, possiblement, une balade à dos d’âne, comme le racontait récemment mon cher confrère Merzac Bagtache. Cette récompense équestre était associée à de bons résultats scolaires. Comme si l’on voulait nous signifier qu’il fallait être intelligent pour monter sur un âne ! J’attendais impatiemment ces jours d’expédition vers un monde différent, grouillant de vie et de couleurs.
Mais, mes yeux d’enfant ne tardèrent pas à s’ouvrir sur un spectacle particulier : celui des cireurs de chaussures. Ils étaient un peu plus âgés que moi ou le paraissaient. Leurs vêtements étaient en loques et couverts de poussière et de cirage. Sur le square, devant le «Tantonville», à la rue Bab-Azzoun, sur le Front de Mer et tous les environs, ils criaient à s’époumoner : «Ciri m’siou ! Ciri !». Des hommes les interpelaient : «Yaouled !». Ils se jetaient alors au sol et posaient la boîte en bois qu’ils portaient en bandoulière.
Celle-ci servait autant de support à leurs brosses, chiffons et cirages que de marchepied aux clients, généralement européens, mais pas uniquement, si je m’en souviens bien. Je remarquais aussi que, le plus souvent, les «cirés» jetaient leur pièce de monnaie ou la laissaient tomber à la verticale, aussitôt happée par une petite main. Je supposais que c’était pour ne pas se salir en touchant les petits doigts gris à force de cirer.
Mais je ressentais l’idée que ces enfants étaient des «intouchables», même si j’ignorais alors ce mot comme l’existence de cette caste indienne chargée des tâches les plus immondes.
Je les voyais donc cirer, crier, cirer à nouveau, crier encore, courant dans tous les sens, leurs visages maigres et fatigués, creusés par la misère. Depuis, les grenadines et les «créponnés» prirent pour moi un goût de honte et d’amertume, non dénué de culpabilité. J’avais six ans par là. Je savais que nous étions colonisés, comme on peut le comprendre à cet âge, confusément et presque instinctivement, quelque part entre le «Nous» et les «Autres».
Ces cireurs furent pour moi une révélation. Elle entraîna une prise de conscience précoce qui donna à mon père du fil à retordre pour répondre à mes innombrables questions. D’où venaient-ils ? Qui étaient-ils ? Avaient-ils des parents ? Pourquoi étaient-ils tous des «Nous» et pas des «Autres» ?
A chaque descente en ville, j’observais ces cireurs. Leur découverte fut suivie, lors d’un voyage en famille, par la terrible vision des nuées d’enfants qui, sous le pont ferroviaire de Sidi-Aïch, attendaient qu’on leur jette des morceaux de pain du train !
En 1987, j’allais couvrir le quarantième anniversaire de l’indépendance de l’Inde pour le mensuel Parcours Maghrébin. Ce fut l’occasion d’un long périple à travers plusieurs villes de ce fabuleux sous-continent. J’avais croisé les petits cireurs indiens qui s’ingéniaient à placer discrètement une saleté sur votre chaussure avant de vous offrir leurs services.
Victime à Bombay de leur stratagème, j’ai traîné la saleté jusqu’à trouver un robinet public pour l’enlever moi-même. Car, de ma vie, ne pouvant oublier les «yaouled» du square Bresson, je ne me suis jamais fait cirer les chaussures, sinon par les machines que l’on trouve dans certains hôtels.
J’ai essayé parfois de me convaincre qu’en-dehors du contexte dans lequel j’avais connu cette pratique, cela pouvait être considéré après tout comme un service aussi noble et utile que celui d’un cordonnier ou d’un dégraisseur. Mais mon esprit s’est toujours révulsé à cette idée.
L’image du cireur m’est toujours restée attachée à la peine et au sentiment d’injustice que j’avais éprouvé, enfant. D’ailleurs, dans toutes les langues et cultures, l’expression «cirer les chaussures de quelqu’un», certes figurative, est le symbole d’une déchéance et, plus grave encore, d’une soumission.
De retour d’Inde, mes souvenirs réveillés, j’avais essayé de me documenter sur les cireurs d’Alger. Puis, j’ai poursuivi cette recherche à chaque fois que j’en ai eu l’occasion, notamment avec l’apparition d’Internet. Ce que j’avais perçu dans mon jeune âge n’était qu’un aspect de la réalité. En-dehors de faire reluire les cuirs, ces cireurs avaient été utilisés de bien des manières. On les avait d’abord transformés en personnages de cartes postales et de caricatures pour produire un folklore bon enfant et en faire des sortes de poulbots parisiens, façon indigénat.
On les montrait heureux de leur situation dans des mises en scène parfaitement étudiées. J’imagine qu’on les arrangeait, qu’on époussetait leurs costumes, leur glissaient des pièces pour jouer cette comédie du bonheur, comme pour d’autres personnages des «scènes et types». Peut-être a-t-on utilisé les mieux portants d’entre eux, sinon des mannequins… Car, dans ma mémoire lointaine, mais marquée, ils étaient plutôt faméliques et tristes, durs et amers. Des photographies réalistes sont venues confirmer mes souvenirs.
J’ai découvert qu’ils avaient fait l’objet, en 1942, d’une chanson de Maurice Chevalier intitulée Ali Ben Baba. Le texte, apparemment débonnaire, reflète bien la vision que l’on voulait donner d’eux : 

«Dans la ville d’Alger/ On voyait circuler/ Un tout petit cireur/ Joli comme un cœur// Il cirait par-ci/ Il cirait par-là/ Quel petit amour/ Qu’il y avait là// Toujours soigné, toujours bien lavé/ Une fleur dans ses cheveux frisés/ Il n’arrêtait pas/ Ali Ben Baba// Quand on le regardait travailler/ Rue d’Isly en plein milieu d’Alger/ On le montrait du doigt/ Ali Ben Baba// Il possédait le secret du joli travail bien fait/ Il était aussi charmant qu’excellent commerçant/ Toujours soigné, toujours bien lavé/ Une fleur dans ses cheveux frisés/ On souriait à Ali ben Baba/ A la banana rhanana !/ Rhanana !/ Ali ben baba/ Trabaja la Moukère/ Trabadja bo// Il cira tant et tant/ Il eut tant de clients/ Qu’il s’en vint à Paris/ Loin de son gourbi».

Image d’Epinal de l’Algérie, les cireurs ont été aussi utilisés politiquement. Le 24 mai 1958, alors qu’Alger est en ébullition et que la IVe République française s’écroule, préparant le retour du général de Gaulle, une motion d’un «Comité de Salut public des Yaouled» est publiée et adressée au Gouverneur général, Soustelle.
Ses prétendus auteurs sont cinquante cireurs hébergés dans une «Maison des Yaouled». A quoi pouvait servir celle-ci s’ils continuaient à cirer ? Ils souhaitent que leurs camarades, «des centaines d’autres» précisent-ils, soient pris en charge dans des foyers comme le leur. Le texte affirme surtout qu’ils veulent «être bons Français dans une Algérie qui, au milieu de la joie, n’oublie pas ses misères».
A chaque fois que je découvre quelque chose sur ces enfants qui ont marqué mon enfance, je suis toujours surpris par leur terrible et extraordinaire utilisation pour le tourisme colonial et la propagande.
Rare exception, celle de Mireille Miailhe, peintre communiste qui expose à Paris, en 1953, ses dessins sur le procès des membres de l’O.S. et la condition du peuple algérien. «Qui pouvait mieux dire que les dessins de Mireille Miailhe l’épouvantable existence des enfants algériens à l’époque de la colonisation, celle des petits cireurs de chaussures des rues d’Alger ou celle des enfants sans école…», écrira Henri Alleg. A Alger, comme dans toutes les villes d’Algérie, ils contribuaient, à leur corps défendant, au grand cirage du système colonial.
Quand vint l’Indépendance, en cet éblouissant juillet 1962, je me trouvais parmi les millions d’enfants algériens participant activement à la liesse. Ces journées furent pour moi l’apothéose de la joie. Plus tard, j’appris par mon père qui me savait sensible à leur sort, que les cireurs avaient été réunis pour mettre le feu à leurs boîtes et entrer à l’école.
Ma joie monta de plusieurs crans. Plus tard encore, j’appris, par plusieurs témoignages, que cela avait commencé à la Salle Pierre Bordes (auj. Ibn Khaldoun). Hadj Omar, futur metteur en scène brechtien du TNA et frère du grand chanteur et compositeur, Missoum, père de la chanson moderne algérienne, avait interprété Des roses blanches pour ma mère, l’histoire d’un petit cireur de La Casbah à la recherche de médicaments pour sa mère mourante.
Devant les spectateurs en larmes et dans un concert de youyous, le président Ben Bella, présent dans la salle, serait monté sur scène et aurait annoncé alors la décision de mettre fin à la situation des enfants cireurs. Aujourd’hui encore, certains rattachent cet acte à toutes les mesures démagogiques qui furent prises alors. C’est leur droit, d’autant qu’on ignore comment se poursuivit ou non l’opération.
Comme c’est le mien, dans ma mémoire d’enfant de l’indépendance, de conserver ce fait comme un acte d’une formidable grandeur. Et de le considérer, dans ma conscience d’adulte, comme un exemple rare d’effet de l’art sur la réalité.
Il se trouve que mon dentiste, Mohammed, a placé en face de son fauteuil une photographie d’un de ces «yaouled». A chaque fois que je me résous à aller chez lui, elle déclenche en moi tant d’émotion et de souvenirs qu’elle atténue la douleur des soins.
Avant-hier, cinquante ans après l’indépendance, c’est à eux que j’ai pensé, me demandant ce qu’étaient devenus tous ces cireurs de ma génération. J’ai pensé aussi qu’en les appelant «yaouled», ce qui signifie enfant, on avait en quelque sorte tracé le destin essentiel de toute la descendance indigène, ce nom étant appliqué aussi aux porteurs de couffins.
Le Glacier est fermé depuis des années. Quand je passe devant son rideau rouillé, l’odeur de la grenadine d’antan me remonte au nez avec ses douceurs et son amertume. Je regarde les vendeurs de devises alentour. Seraient-ils les descendants des cireurs d’autrefois ?
J’ai donc pensé à eux sans les convoquer dans mon esprit. Ce sont eux qui s’y sont invités. J’ai pensé à eux et à tous ceux qui se sont levés et sont tombés pour que notre Algérie, qui nous fait tant de bien et tant de mal, vive enfin. 
Ameziane Farhani - EL WATAN. 

Commentaire : 
Salam,
Ces petits cireurs n’existent plus, il n’y en a plus, il n’y en aura jamais plus, In Shaallah ! Ils n’ont existé que dans les pays colonisés car le colonisateur leur a interdit le savoir ! Non seulement, il a détruit les médersas et les écoles qui existaient dans les pays colonisés mais a interdit que les « indigènes » apprennent pour les avoir toujours à ses bottes !
Puis vint 1956, et 1962, libérés enfin, ces yaoulads comme tu dis sont devenus les hommes d’après le jour de l’indépendance, ils ont pu savoir enfin, après une nuit qui a duré plus d’un siècle, ce qu’étaient les écoles, les collèges, les lycées, les facs et les universités ! aujourd’hui, ils sont dans leurs pays et un peu partout dans le monde, détenant le savoir !!    -   Salam

"A ta mémoire, toi Baba le "yaouled“  messager d´ Assad."

Gérard Wenker -  1958 - Alger










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