samedi 8 avril 2017

CHAP. N° 11 — CLÉO



Rue des Granges 8




       La porte en noyer massif surmontée d’un dais de crêpe noir, est ouverte, un homme droit dans ses bottes examine les cartes avec la discrétion voulue. Je lui tends la mienne, il acquiesce de la tête et me fait signe d’entrer.
Je débouche sur une l’imposante cour du 18ème siècle qui respire l’argent, l’opulence et la discrétion.
 Après avoir traversé la cour pavée, je monte le large escalier de molasse aux marches usées au centre par les ans, qui m’amène dans l’immense salon du premier étage où de nombreuses personnes discutent à voix basse un verre à la main.
Je reste un moment sur le seuil, impressionné par cette ambiance étrange. Je m’apprête à repartir quand Cléo, qui m’a aperçu, se dirige vers moi.
– Viens, entre, tu veux boire quelque chose ?
– Un verre de vin, ce n’est pas de refus.
Renata, une matrone imposante qui semble être la gouvernante, dirige les opérations derrière un imposant buffet. 
– Rouge ou blanc monsieur ? 
– Cléo s’approche d’elle et lui murmure quelque chose à l’oreille. Renata  débouche une bouteille de vin rouge et me la tend, Cléo se saisit de deux verres en cristal de Bohême…
– Viens il y a trop de monde ici, allons à côté, nous serons plus tranquilles.
Nous pénétrons dans un merveilleux petit salon Louis XVl  au mobilier d’époque. Les murs sont garnis de livres anciens au dos de cuir râpé. Par la fenêtre, je peux admirer le parc des Bastions en contrebas. Tout respire le calme et la sérénité.
– Mon père venait souvent lire et se détendre ici, parfois je lui tenais compagnie, nous discutions de politique et de littérature. Sur ces rayons se trouvent 300 ans d’histoire de ma famille.
Nous sirotons notre vin tout en discutant de choses et d’autres. Vu les circonstances, c’est difficile d’aborder les sujets qui me tiennent a cœur.
Cette intimité avec Cléo me trouble au plus profond de mon être. Il me semble la connaitre depuis toujours. Ce n’est pas l’attirance physique habituelle que je ressens, non… plutôt une connivence, une harmonie de nos pensées.
Soudainement la porte s’ouvre, une dame à l’air sévère entre et s’arrête sur le pas de porte, interloquée à notre vue.
– Tu fais quoi Cléo… ici ? Tu devrais t’occuper de nos invités.
Cléo se lève… gênée.
– Maman, je te présente Blaise Le Wenk, un ami. Blaise connaissait bien papa, c’est un client de la banque. J’étais un peu fatiguée alors nous sommes retirés au calme un instant.
– Bonjour Madame, je vous présente mes sincères condoléances, veuillez m’excuser pour avoir distrait votre fille de ses obligations familiales.
Madame mère, me tend distraitement une main, tout en regardant par la fenêtre.
– Bonjour Monsieur… enchantée.
Elle fait un pas en arrière, et referme la porte.
– Eh bien… dis donc, ta mère n’est pas très chaleureuse, mais on peut l’excuser, vu les circonstances, ce n’est pas facile de faire face à une telle situation. Je vais te laisser, sinon ta mère va m’en vouloir de te retenir.
Cléo, je voudrais absolument te parler de mes projets, appelle-moi dès que possible. Et merci pour ton invitation.
Je me lève, la serre dans mes bras un bref instant. À bientôt.
Il me faudra patienter 1 semaine... Un matin, je reçois 2 téléphones…
Le premier est de mon avocat, qui me donne la date de naissance de Céline, la fille de Martina. C’est bien ce que je pensais, exactement 9 mois après notre nuit de folie à l’hôtel. Donc Céline est incontestablement ma fille.
L’homme avec qui Mme Martina vit actuellement est l’héritier d’un riche industriel suisse fabricant de machines à Winterthur. Je ne sais pas ce qui se trame, mais ce monsieur est atteint d’un cancer, et il n’aurait que peu de temps à vivre.
Je suis l’affaire, et je vous donnerai d’autres infos si nécessaire.
Le second est de Cléo.
– Blaise, c’est moi, Cléo. Je n’ai pas pu t’appeler plus vite, étant très occupée. J’ai un studio à Carouge, 6 rue Saint-Victor, viens m’y rejoindre cet après-midi, si tu peux.
– Oui, pas de problème, je viendrai vers 15 heures.
Ces derniers temps, une idée a fini par s’imposer dans ma recherche d’un projet qui corresponde à mes nouvelles aspirations. Je dois en parler avec Cléo.
J’ai 44 ans, je ne vais pas jusqu’à lui offrir un bouquet de fleurs, mais mon cœur bat la chamade comme celui d’un ado, lorsque je sonne à la porte de Cléo. Que m’arrive-t-il ? 







Cléo vient ouvrir, elle porte des shorts blancs serrés et très, très courts, et un maillot sans manche noir imprimé en lettre d’argent « Jack Daniel » le célèbre Bourbon Américain.








– Bonjour, Blaise, je suis très heureuse de te revoir. Entre.
Je reste les bras ballants, les mains vides, même pas une bouteille, et je n’ose quand même pas la prendre dans mes bras, malgré la furieuse envie qui me tenaille. J’entre et fait mine de l’embrasser sur la joue, mais Cléo tourne la tête et je tombe sur ses lèvres, je prolonge, elle prolonge, nous prolongeons.
Puis comme si de rien n’était, elle me prend par la main, et me guide vers un canapé-lit transformable grand ouvert. Toujours sans prononcer un mot, elle laisse tomber à ses pieds son petit short, le « Jack Daniel »… suit le même sort, et voilà Cléo nue devant moi. 
Pour la première fois, je suis emprunté devant une femme nue et je ne sais pas trop quelle attitude prendre, vu la tournure des événements.
Cléo fait 2 tours sur elle-même, les bras levés comme une ballerine. 
– Je ne te plais pas ?
– Eh… eh... non, non, ce n’est pas ça, tu m’as pris de vitesse. Ne t’inquiète pas, je vais te rattraper.
En deux... trois... mouvements, me voilà en tenue d’Adam, je saisis Cléo par la taille et l’entraîne dans une valse à 3 temps, elle est si légère que ses pieds ne touchent pas le sol.
Le frottement de nos corps nus finit par faire son effet, dans un ultime tour, nous tombons sur le canapé-lit. Je la plaque contre moi et nous restons immobiles, le temps de reprendre notre souffle. 
Je prends son visage entre mes mains et le couvre de baisers, je descends d’un étage et c’est au tour des ses seins qui sont si petits que j’ai l’impression d’avoir affaire à une ado. Ses tétons sont noirs et durs. Je poursuis la descente en direction du jardin de roses, je m’y plonge avec délice, en respirent les effluves piquants, pour finalement en goûter toute la saveur d’une langue gourmande.
Cléo, le corps tendu comme un arc, me tend les bras, viens... viens... maintenant. Je m’allonge au-dessus de son corps, dans la position du missionnaire et la pénètre profondément. J’y mets toute ma science du sexe, apprise durant toutes ces années avec des partenaires expertes en la matière. À un certain moment Cléo, suffoque.
– Tu m’écrases, laisse-moi prendre le dessus !
Cléo 55 kilos pour 1,65 mètre – Blaise 85 kilos pour 1,85 mètre. C’est vrai, dans l’action j’avais oublié.
D’autant que j’aime ça, et que Cléo en cavalière accomplie maîtrise bien son sujet.
Grand galop, petit trot et obstacles s’enchaînent dans une course échevelée.... bientôt la ligne d’arrivée est en vue, nous la passons ensemble, dans une envolée orgasmique. Un cri, un râle, et c’est une gerbe d’étoiles qui nous retombe dessus dans le bouquet final.
Étendus tous deux sur le dos, collés, serrés, sans bouger, dans un silence absolu, interrompu uniquement par le bruit du souffle qui soulève nos poitrines, nous restons là immobiles, tentant d’arrêter le temps qui fuit pour prolonger encore, le moment magique que nous venons de vivre.
Dès cet instant, Cléo et moi avons compris, ce que des millions de personnes cherchent désespérément tout au long de leur vie, et ne trouvent que rarement – nôtre âme sœur.
Je réclame une cigarette à Cléo. Attends, j’ai mieux, la voilà qui farfouille dans le tiroir de la table de nuit, et me tend ce qui ressemble à un pétard. Mais c’est qu’elle est pleine de surprises ma Cléo. 
Après l’avoir allumé, nous tirons dessus à tour de rôle. Houla... c’est du costaud. 
– Oui, de l’Afghan de première qualité.
Rien de tel pour détendre l’atmosphère, et se faire des confidences.
– Au fait, tu habites où, Blaise ?
– À l’hôtel, provisoirement. 
– J’ai mis ma vie en suspens dans l’attente d’un événement décisif, et cet événement, c’était toi.
 – Tu peux venir habiter ici, avec moi, si tu veux.
– D’accord, on ne se quitte plus dorénavant. À ce sujet, je voulais justement te parler d’un projet auquel j’ai réfléchi ces derniers jours. J’avais prévu de partir aux États-Unis, à Boston plus précisément, pour y rencontrer un maître japonais qui donne des cours sur ces nouvelles disciplines, dont je t’ai déjà parlé, et qui me tiennent à cœur ; macrobiotique – médecine taoïste – shiatsu – palm-healing – Do-in, etc.
Mais, maintenant, je n’irai plus nulle part sans toi. Veux-tu m’accompagner dans cette aventure ?
– Oui, sans hésiter, rien ne me retient ici, notre rencontre est un signe tellement évident et tes projets sont si enthousiasmants. Je vais régler rapidement mes affaires de famille en cours, je pense que dans 15 jours nous pourrions partir.– Je suis tellement heureuse, je crois que je suis amoureuse. Je t’aime Blaise. Cléo vient se lover dans mes bras.
Attention, l’effet du shit afghan est parfois exaltant.
– Très bien, dès ce soir, je viens m’installer chez toi. Nous allons pouvoir discuter de nos projets et mettre au point ce voyage. T’as rien à grignoter, dans ton frigo, en attendant, tout ça m’a donné faim.
Cléo s’assied sur le bord de lit et finit par se lever à regret.
– J’ai une bouteille de blanc, rien d’autre, tu sais, je ne suis que rarement là. Je prends vite une douche et je descends, à la boulangerie qui est en face. Tu veux quoi ?
– Sandwich...! 
J’ouvre le flacon en attendant. Cléo vient...
Je la prends dans mes bras et la serre contre ma poitrine, je crois que je t’aime aussi.
Nous discutons jusqu’au soir de nos vies passées. La bouteille de blanc est depuis longtemps vide et les sandwiches avalés.
Il est trop tard pour que je rentre à mon hôtel, le canapé-lit nous accueille pour notre première nuit d’amour.
Cette fois une nouvelle vie commence, la vraie, à plus de 40 ans.


t








CHAP. N° 10 —MA TROISIÈME VIE !



« On a deux vies, et la deuxième commence le jour où l’on se rend compte 
qu’on n’en a qu’une. » 

Confucius





Cinq jours que je suis de retour à Genève, ma ville natale. Ne sachant pas trop quoi faire, j’ai pris une chambre dans un hôtel en attendant que quelque chose se passe.
À ce propos, je me rends à l’étude de Me Barreau pour faire le point sur mon affaire. Voilà ce qu’il m’apprend :
– Mme. Martina a accouché d’une petite fille appelée Céline, déclarée à l’état civile sous votre nom. 
Elle s’est finalement mariée avec Roland Vidal, qu’elle a divorcé après que Vidal ait été condamné à 6 mois de prison pour abus de confiance et qu’elle vit actuellement avec le fils d’un grand industriel suisse dans une propriété de la Riviera vaudoise.
– Sacrée Martina, la voilà qui retombe sur ses pieds, elle m’étonnera toujours –.
La suite que j’ai de la peine à croire me stupéfie et me met dans une froide colère.
– Je dois vous dire, également que par un tour de passe-passe juridique incompréhensible, vos enfants ont été adoptés et porte dorénavant le nom de Vidal.
Je charge Me Barreau de faire une enquête pour en savoir plus ; nom du type, date de l’accouchement, etc. – J’ai ma petite idée là-dessus – .
– Faites attention Blaise, pas d’action intempestive, votre sursis court toujours, la justice vous tient à l’œil.
– Ne vous faites pas de souci maître, c’est juste pour me tenir au courant. C’est terminé, j’ai tourné la page Martina. Au revoir et merci pour votre soutien dans cette pénible affaire. Vous m’appelez quand vous avez les renseignements que je vous ai demandé.
Suite à ces terribles bouleversements, je ne reverrais plus jamais mon fils Cédric, quand à  Céline, c’est seulement à la suite d’un nouveau drame, que je la rencontrerais pour la première fois – mais ça c’est une autre histoire que je vous dévoilerais dans les derniers chapitres.




Ce matin, j’ai l’idée d’aller prendre des nouvelles de mon magot qui dort à la banque « Planque & Trésor », ce qui devrait me remonter le moral.
Arrivé devant la banque, rue de la Corraterie… Comme d’habitude, j’appuie sur la sonnette planquée dans une discrète encoignure du chambranle de l’imposante porte en fer forgé et comme d’habitude, je sais que je suis observé par l’huissier de service, qui est également un bon physionomiste.
Après quelques minutes, la porte s’ouvre lentement sans le moindre bruit.
J’entre, traverse le hall d’entrée, sur les épais tapis qui tapissent le sol et rendent la marche silencieuse.
À ce moment, l’huissier-portier aux clés d’or sort de sa cachette. Monsieur Le Wenk bonjour, nous sommes satisfaits de vous recevoir à nouveau. – Et dire qu’il y a plus d’une année que je ne suis pas revenu à la banque. Fortiche le mec.


Veuillez me suivre – je suis – nous montons l’escalier dont les larges marches sont également recouvertes de tapis. 
Arrivé dans le couloir du premier étage, vous savez celui aux luminaires empire en bronze doré et à la galerie de tableaux des peintres suisses Hodler, Valloton et Toeppfer, j’aperçois, assise dans un des deux fauteuils, une jeune femme habillée de noir, qui, à voir son air triste, doit être en deuil. 
L’huissier semble gêné, habituellement les clients de la banque ne doivent jamais se rencontrer. Ils rentrent et ils sortent par des circuits différents.
– Veuillez m’excuser Monsieur, mais vous allez devoir attendre un instant, veuillez prendre place. 
– Bonjour Madame, je sais qu’ici cela ne se fait pas, mais je me présente… Blaise Le Wenk, client de la banque.
– Merci, monsieur Le Wenk, je suis Cléo Martin.
– Madame Martin ? vous êtes la femme de Monsieur Martin l’associé de la banque « Planque & Trésor » ?
– Non, je suis sa fille.
– Ah... je connais très bien votre père, j’ai souvent eu affaire à lui pour la gestion de mon compte.
– Mon père, monsieur Martin est décédé la semaine passée, dans un accident de montagne.
Pris de court, je reste sans voix un instant... Je plonge mes yeux dans les siens, en la dévisageant avec intensité.
– Je vous présente toutes mes condoléances, Mademoiselle. 
C’est tout ce que je trouve à dire. Quelque chose vient de se passer entre nous. Une vibration inconnue jusque-là, un échange de... de… je ne sais quoi !
– Merci... sniff... sniff, la voilà qui sort un mouchoir brodé où je distingue les initiales C.M. Elle essuie quelques larmes qui s’écoulent sur ses joues pâles.
Je ne résiste pas, je lui saisis une main, que je presse trop fort.
– Aïe... aïe vous me faites mal.
– Oh excusez-moi, ne pleurez pas, mais je....
À ce moment la porte du bureau qui porte encore la plaque de cuivre au nom de « M. Gérard Martin Aubert de Beaumont. Associé », s’ouvre, Charles, le comptable chauve au visage poupin que je connais bien, et à qui vous pouvez confier votre fortune les yeux fermés, me fait signe.
– Monsieur Le Wenk si vous voulez entrer.
– Non, je crois que madame ici présente était là avant-moi.
Charles prend un air absent. C’est que pour Madame je crains que cela ne soit beaucoup trop long. 
Je me tourne vers la dame qui essuie toujours ses larmes d’un geste machinal, et la regarde d’un air interrogateur.
– Allez-y, je vais attendre. J’aime l’ambiance de la banque où mon père a travaillé pendant ces 25 dernières années.
– Comme vous voulez, j’espère à tout à l’heure – pour un peu je lui baiserai la main.
Nous pénétrons dans l’antichambre des secrets les mieux protégés au monde. Je m’installe dans le profond fauteuil club en cuir patiné et luisant, qui doit être là pour endormir toute votre vigilance. À mes côtés, sur la droite, une table-bar vous propose les meilleurs purs malts irlandais et une boite des célèbres cigares Davidoff de Cuba.
Charles, avec un air gêné, s’installe derrière le bureau, à la place de son défunt patron, il retourne prestement la plaquette placée sur le bureau.
– Monsieur Le Wenk, j’ai la douloureuse tâche de vous informer du décès accidentel de l’associé de notre banque, Monsieur Gérard Martin. Par discrétion, je ne peux vous en dire plus. Je le remplace provisoirement. Que puis-je faire pour votre service.
– Je veux seulement un relevé de mon compte à aujourd’hui.
– Patientez 5 minutes, je fais le nécessaire pour obtenir l’état de votre compte, en attendant je vous laisse vous servir un verre de whisky. Je reviens tout de suite.
Charles se lève à regret du fauteuil directorial, et s’en va à petits pas dans la pièce adjacente d’où on peut entendre des secrétaires répondre au téléphone et taper sur leurs IBM à boules.
Je déguste un plein verre de whisky irlandais, cuvée spéciale Bushmills 21 d’âge, de couleur vieil or – forcément dans une banque –. À toi et bon voyage Monsieur Gérard Martin.
La porte s’ouvre le petit bonhomme rondelet se rassied sur le bord du siège, en se tenant bien droit afin de se donner une bonne prestance, enfoncé dans le fauteuil, seule sa tête chauve dépasserait du bureau.
– Voilà, Monsieur Le Wenk, il me tend une feuille blanche avec juste un chiffre écrit à la main.
Je saisis la feuille et l’examine de près, je n’en crois pas mes yeux ; 1 million 350 mille francs !!
– Vous êtes certain de ne pas vous tromper, j’ai autant d’argent sur mon compte.
– Certain, nous avons fait de bons placements et avec les intérêts reportés cela représente cette somme. 
– Très bien, continuez comme ça, je vais juste prélever 10.000 fr. – Vous savez qui va s’occuper de mon compte maintenant ?
– Non, le successeur de monsieur Martin n’a pas encore été désigné par la direction. Repassez dans un mois pour faire le point.
– Je vous remercie Monsieur Charles, à une prochaine fois.
Je m’extirpe du fauteuil, la tête me tourne légèrement, il y a déjà quelque temps que je n’avais plus consommé d’alcool.
Dans le couloir, Cléo, la fille de Monsieur Martin, attend toujours.
Je me dirige directement vers elle, si vous le permettez je vais vous attendre. Elle me regarde d’un air surpris, immédiatement sur la défensive. 
– Je voudrais parler de votre père avec vous. C’est tout ce que j’ai pu inventer comme excuse pour l’approcher.
Son regard s’adoucit, d’accord, mais pas ici, attendez-moi au  salon de thé de la Corraterie, juste en face de la banque, dans environ 1 heure, je vous le promets.
Je vous y attendrai, sans faute. 
Après être passé au guichet de caisse pour encaisser mes dix mille francs – en petites coupures, svp, oui dans une enveloppe, merci –. Comme d’habitude je sors de la banque par la discrète porte arrière qui donne sur la Grand-Rue.
De là je remonte la Corraterie jusqu’au tea-room, où je prends place sur une banquette à une table près de la baie vitrée, avec vue sur l’entrée de la banque.
Je repense à cette Cléo triste, entrevue chez « Planque & Trésor ». Il faut que je vous la décrive, car nous allons faire un long voyage ensemble – elle et moi.
La première chose qui frappe chez cette demoiselle que je ne connais pas encore, c’est sa fragilité apparente. Elle est toute menue, certainement accentuée par sa tenue noire de deuil. Des yeux tristes, un regard désespéré, de petite taille, environ 167 cm. Un grand front et une chevelure dense déjà fortement parsemée de cheveux blancs.
Attention de ne pas trop la serrer, sinon la poupée pourrait se briser.
J’en suis là dans mes réflexions, quand je la vois sortir de la banque par la grande porte… regarder de gauche à droite, traverser la rue et se diriger droit vers le salon de thé où elle entre d’un pas hésitant.
Le salon est pratiquement vide à cette heure de la matinée, lorsqu’elle m’aperçoit, un léger sourire illumine fugacement son visage pâle de madone italienne. 
Elle s’approche et s’assied timidement à ma table. 
– Voilà je suis là, comme promis.
À la serveuse qui s’approche – 2 dl de vin blanc svp.
– Mademoiselle, attendez, apportez-nous une bouteille de blanc vaudois, oui du Vinzel, ça ira très bien comme ça.
– Permettez que je vous accompagne, Mademoiselle Cléo.
– Madame ! je suis divorcée.
– Je préfère vous appeler Cléo tout court, et appelez-moi Blaise cela sera plus chaleureux.
– Merci mademoiselle, laissez la bouteille, je vais servir.
– Cléo, à la vôtre, en souvenir de votre père et à votre peine à laquelle je compatis.
– Vous aimez le vin blanc ? 
– De temps en temps, pour me soutenir quand c’est nécessaire, et en ce moment cela l’est.
– J’ai du me rendre à la banque pour régler des problèmes de succession consécutifs à la mort de mon père. Ma mère refuse de s’en occuper, elle m’a donné une procuration.
– Cléo, comment est mort votre père, si je ne suis pas trop indiscret ?
– Il a été victime d’un accident en gravissant le Cervin, il y a eu un gros orage et sa cordée de trois personnes a dévissé.
Nous étions au Grand Hôtel de Zermatt avec ma mère et ma sœur Antoinette, lorsqu’un des guides de la station est venu nous avertir du drame. Il n’avait que 56 ans, c’est jeune pour mourir. 
À cette évocation, les yeux de Cléo se remplissent de larmes qui perlent une à une sur ses joues. Rempli de compassion, je me lève, m’assieds sur la banquette à ses côtés et lui passe un bras autour des épaules pour tenter de la consoler.
Cléo incline sa tête contre moi, et nous restons ainsi un bon moment sans rien dire.
– Merci, Blaise, excusez-moi pour cet instant de faiblesse, cela va mieux maintenant.
– Ne vous excusez pas, il n’y a rien de plus normal, dans des moments si tristes après la disparition d’un proche. Tenez, terminons cette bouteille de vin, ça nous remontera le moral. À notre rencontre. Santé !
– Il faut que je rentre, pour aider ma mère.
– Cléo, ne nous quittons pas ainsi, je vous invite à dîner, je ressens le besoin de mieux vous connaître, et surtout ne pensez pas que je vous drague, pas du tout. D’accord ?
Ma voiture est en face sur un des parkings privés de la banque. – Venez. Je vous emmène au restaurant de la « Perle du Lac ». Vous connaissez certainement, des filets de perches, ça vous dit ?
– J’ai pas très faim, mais le cadre au bord du lac est magnifique.
Lorsque nous arrivons, la terrasse est pleine, reste juste une table près de la barrière qui surplombe le lac. Nous nous asseyons, et je passe la commande pour des filets de perche sauce meunière et une bouteille d’Yvorne.
– Cléo, je sais que cela parait surprenant, ce matin, nous n’avions pas encore fait connaissance, et nous voilà ici comme des amis de vieille date. Je vous propose de faire comme si c’était le cas. Tout d’abord, tutoyons-nous, nous sommes amis après tout.
Cléo ne répond pas, mais acquiesce de la tête. Je pense qu’elle est timide et réservée et encore méfiante à mon égard. Elle a raison, pour le moment je ne suis qu’un inconnu rencontré dans un couloir de banque.
– Je vais commencer par te dévoiler rapidement ma vie pour te donner confiance. Je suis né à Genève en 1930 place St.Pierre, mes parents étaient gérants du Casino-Théâtre, plutôt ma mère, parce que mon père qui est antiquaire et joueur de poker n’était pas souvent là.
– Cet étrange, quelle coïncidence, je suis née en 1940 au 6 rue du Cloitre juste à côté, me répond Cléo, d’une voix triste.
– J’ai eu une enfance heureuse et agitée, suivie d’une adolescence tumultueuse et aventureuse. Je travaille souvent avec mon père. J’ai gagné beaucoup d’argent pas très honnêtement, que j’ai placé sur un compte à numéro dans la banque de feu ton père, monsieur Gérard Martin.
Ma première femme qui s’appelait Marie est morte du cancer en 1968 nous avions deux filles, Saba et Lilas de 10 et 11 ans.
Quelques années plus tard, je me suis remarié avec une femme de 19 ans, Martina, avec qui j’ai eu un garçon Cédric en 1971. Un jour elle m’a quitté pour vivre avec un autre type. Je suis devenu fou de jalousie. j’ai voulu le tuer à coups de couteau, dommage il n’est pas mort. J’ai été condamné à 3 ans de prison, dont deux, avec sursis. 
Durant toutes ces années, je n’ai jamais revu Martina, ni mon garçon Cédric. Martina s’est arrangée pour me faire retirer mon autorité parentale et le faire adopter officiellement par son mari. À ma sortie de prison, j’ai demandé à mon avocat de se renseigner sur eux, et ce qu’il ma appris ma stupéfié. Environ un an après le drame, Martina a eu une fille nommée Céline, puis elle s’est remariée avec un richissime homme d’affaires qui est décédé d’une leucémie peu de temps après leur mariage en lui laissant une fortune considérable. Actuellement elle vit dans une magnifique demeure propriété de la famille de son mari, dont elle a hérité tous les biens. Les parents du défunt ont fait opposition au testament et lui font un procès pour abus de faiblesse envers leur fils qui était déjà malade avant leur rencontre.
D’après mes calculs, je suis convaincu que Céline est ma fille. J’ai essayé d’avoir une entrevue avec Martina pour éclaircir ce point, mais peine perdue, elle est entourée par une armée d’avocats qui font barrage à toutes mes sollicitations.
Impossible pour l’instant de forcer sa porte, je suis toujours en sursis et la moindre incartade me ramènerait en prison.
Cela fait maintenant une année que j’ai retrouvé la liberté, je reviens d’Espagne, où j’ai été invité par mon co-détenu de cellule, un célèbre notaire genevois accusé d’avoir détourné plus d’un million de fond public, lors d’une transaction immobilière.
Actuellement je suis en pleine réflexion sur la suite à donner à ma vie. J’ai commis tellement de bêtises que je dois me racheter d’une manière ou d’une autre. Tu es la première personne à qui je parle ouvertement de ma vie, je ne sais pas ce qui se passe, mais je te ressens comme mon âme sœur. 
– T’en penses quoi ? Je te fais peur ? 
– Eh..Oui… non… !
– Ta raison, mais je vais me ranger, après l’Amour et la Damnation, j’aborde maintenant l’ultime phase, la Rédemption.
– Non, ce n’est pas ça, mais je vis dans un monde aux antipodes du tien.
– Attends, dégustons tout d’abord ces excellents filets de perches, avant qu’ils ne refroidissent.
– Hum... vraiment délicieux, pas trop gras et bien frais, ils ne sentent pas le poisson. Tu veux bien me resservir, oui, je prendrai bien encore un verre de vin. Merci, Blaise.
– Je disais donc… oui le milieu où je vis, n’est pas plus honnête que le tien, mais beaucoup plus hypocrite, et la loi nous protège, contre des individus de ton genre !
J’ai été mariée 3 fois avec des hommes instruits et bien éduqués, de mon monde, quoi… mais je me suis également divorcée 3 fois, parce que je m’ennuyais à mourir. J’ai eu un enfant qui est décédé à 6 mois, c’est très dur, on ne s’en remet jamais.
Mes parents sont très riches, nous avons plusieurs propriétés, actuellement je vis avec ma mère et mes cousins dans notre hôtel particulier de la rue des Granges. La disparition de mon père pose de gros problèmes de succession. J’ai suggéré de créer une fondation pour éviter la dispersion des biens ancestraux de notre famille.
Ma mère, elle voudrait tout vendre et partager l’argent.
Dans notre famille on ne pense, on n’agit et l’on trahit qu’en fonction de l’argent.
Mon père m’avait ouvert un compte dans sa banque, il me laisse une grosse somme d’argent, je ne sais pas si je vais l’accepter. Je suis un peu dans la même situation que toi, j’ai 38 ans, je n’ai rien fait d’intéressant jusque-là, c’est le moment de prendre de bonnes décisions.
Nous allons avoir un conseil de famille pour décider comment procéder pour le partage de la succession.
Mais assez parlé d’argent, toi... Blaise que comptes-tu faire maintenant ?
– Je viens de passer 6 mois dans la villa d’un ami avec qui j’ai partagé ma cellule à Champ-Dollon. Un soir j’ai participé à une réunion d’un groupe d’illuminés pacifistes et végétariens, dirigé par un gourou du nom de Lanza del Vasto. Gaëlle, une de ses admiratrices, m’a dirigé et accompagné vers un autre groupe d’adeptes d’un philosophe japonais qui prône la santé par l’alimentation et la compréhension des lois de l’Univers. J’y suis resté une semaine pour apprendre à cuisiner d’après les règles macrobiotiques, une philosophie taoïste.
Je dois dire que j’ai appris énormément de choses, et que je vais probablement me diriger dans cette direction.
– Jamais entendu parler de ça, tu m’expliqueras une autre fois, maintenant je dois rentrer, ma mère est bouleversée par la mort de mon père, je dois la soutenir dans ces moments douloureux. Nous devons également préparer la cérémonie pour l’enterrement, qui a lieu à la cathédrale St.Pierre.
– Je te raccompagne jusque chez toi, mais avant, donne-moi ton numéro de téléphone, je te rappelle dans quelques jours.
– Merci pour ce repas et pour ta compagnie, j’ai vraiment apprécié, j’espère sincèrement que nous nous reverrons.
Pour nous rendre à la rue des Granges, je passe par la Place Neuve, pour remonter par la Treille – arrivé devant la statue du général Dufour qui trône au milieu de la place – tu vois là sur son cheval, c’est mon ancêtre, mon arrière-arrière grand-père maternel.
– Voilà, c’est ici que j’habite, au 8 rue des Granges, je te ferai visiter un jour et je te raconterai l’histoire de ma famille. Au revoir, Blaise, à bientôt.
Je suis impressionné, la rue des Granges, tous les Genevois savent que c’est là qu’habitent les nantis, les grands bourgeois qui tirent les ficelles de la ville depuis des siècles.
Du coup, je crois que je ne vais pas poursuivre notre relation, il y a trop de distance sociale entre nous.
Retombe sur terre mec, et occupe-toi de tes affaires. 
Les jours suivants, j’attends un appel de Cléo, mais rien ne vient. Elle doit être trop occupée par les préparatifs des funérailles de son père.
Je scrute la Tribune de Genève chaque jour, enfin je tombe sur l’annonce de la cérémonie prévue le lendemain à 14 heures à la cathédrale de St.Pierre. J’examine ma penderie, aucun habit foncé digne de ce nom pour un enterrement. 
Pour un sur mesure, c’est râpé, trop tard, je ne me suis jamais soucié de mon habillement. Après un rapide shopping dans les rues Basses, un complet 3 pièces bleu foncé de qualité, acheté à la boutique Kenzo fait l’affaire, complété par une chemise blanche et cravate noire en soie et me voilà transformé en un mâle « honnête » banquier.
Une demi-heure avant la cérémonie, la place devant la cathédrale et déjà noire de monde en noir, lorsque le corbillard Mercedes des pompes funèbres Murith s’arrête devant les marches, suivi de 3 voitures recouvertes de couronnes et de fleurs.
Le cercueil est sorti du fourgon funéraire, porté par 4 hommes, accompagné par la famille du défunt qui rentre lentement dans l’église au son du Requiem de Mozart.
J’aperçois Cléo au côté de sa mère et de sa sœur.
J’emboîte le pas et me place dans la travée juste derrière Cléo.
L’assemblée écoute avec recueillement l’éloge du pasteur Babel, suivie par l’homélie pour les funérailles de Monsieur Gérard Martin.
Je fixe mon attention avec intensité sur le dos de Cléo, qui après quelques minutes se retourne discrètement et m’aperçoit, la surprise se lit sur son visage. Je lui fais un léger signe de reconnaissance de la tête.
La cérémonie se prolonge durant plus d’une heure. Plusieurs centaines de personnes défilent près du cercueil pour rendre hommage au défunt.
Enfin le cortège repart dans le sens inverse, les couronnes sont accrochées sur les voitures et le convoi se met en marche au pas. 
J’attends sur les marches, le passage de Cléo, lorsqu’elle parvient à ma hauteur, je la saisis par le bras...
– Bonjour Cléo, mes sincères condoléances. Excuse mon ingérence, je voulais juste être près de toi dans cette ultime épreuve. 
Je l’embrasse rapidement sur la joue. Au revoir.
– Blaise, attends… merci de ta présence, si tu veux, je t’invite au buffet qui sera donné à la rue des Granges vers 16 heures. Tiens, c’est une carte pour rentrer, il faut la présenter au portier qui filtre les invités. 
Maintenant je vais au cimetière de Cologny, à toute à l’heure, viens je compte sur ta présence.
– D’accord, je viendrai, pour toi ! 
En attendant, retour aux sources, je vais boire un verre au « Roi Ubu » anciennement Estaminet de Saint Germain rempli de mes souvenirs de jeunesse.



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