lundi 15 février 2016

CHAP.1°- KARMARISSAGE

      
      Paraît que c’était mon tour au grand tirage des karmas : Direction  ⇨ la Voie Lactée ⇨ système solaire ⇨ planète Terre ⇨ pays ⇨ Suisse ⇨ karmarissage : Genève.
Cour St. Pierre devant le temple
     Ouf ça y est… J’en ai reçu une (de vie) sans grand enthousiasme, année terrestre 1933/34. Voilà que les problèmes commencent déjà, je suis né aux environs de minuit, chez ma grand-mère, dans la cuisine pour ne pas salir les tapis et à vrai dire, personne n’a pensé à regarder l’heure. Vous vous rendez compte… une année de plus ou de moins, ça compte, surtout le jour où l’armée vous convoque pour participer au prochain casse-pipe.
Je ne le sais pas, mais je viens de tirer le bon numéro. Dans dix ans, certains qui n’ont pas eu cette chance vont en faire la terrible expérience.
Adresse de mon « karmarissage « : un petit théâtre devant la cathédrale, bien visé sur la colline en plein centre de la ville. Famille d’accueil - Tobias et Hélène Le Wenk. Je ne les connaissais pas... avant !! 
Tobias le père; antiquaire, libertaire, anarchiste. Hélène la mère; écrivaine, rêveuse, poétesse, pudique, modiste. Pour le moment mes parents sont gérants du casino-théâtre de la cour St. Pierre à Genève. Ceux qui l’ont connu, ne sont plus là… je sais, je sais !
Moi le né-nouveau, sexe masculin, beau bébé à l’air renfrogné; évidemment je dois me rappeler encore d’où je viens. En arrivant je me souviens vaguement m’être dit, quel est le salaud qui m’a poussé, je sais qu’il y a un héros qui a crié ça, dans le pays où j’ai été transféré. Ensuite après la descente vertigineuse dans le long tube lumineux, oui... le même qu’on prend pour remonter, c’est le trou blanc, je ne me rappelle plus de rien, même pas de ne me rappeler de rien, heureusement d’ailleurs, sinon j’aurais été encore plus désespéré.
– Ah oui... mon nom est « Monbb » ou « Monbobb » en style SMS. En fait c’est Blaise-Basile, mais personne ne m’a demandé mon avis. Je tète, je dors, je pleure – toujours dans cet ordre – c’est ainsi que les jours s’écoulent, enfin, je suppose, car je n’en ai aucun souvenir.
Déjà 6 mois que je suis arrivé, mon « compteur-enregistreur de vie qui passe » commence à fonctionner par intermittence.
Souvenirs, rêves ou réalité, vous savez, à cet âge, c’est pareil, il n’y a pas encore de différence.
Je passe mes premières années à jouer avec ma petite copine Isabelle. Notre terrain de jeu, la place devant la cathédrale St. Pierre, nous sommes les seuls à occuper le terrain avec trottinettes et tricycles, sur ces pavés brillants patinés par les siècles. 
Dès l´âge de 2 ans, ma maman c’est mise en tête de m’apprendre à lire, faut dire qu’elle possède une bibliothèque qui occupe toute une paroi du salon.
Chaque jour j’ai me leçon de lecture, maman a sa propre technique d’apprentissage, c’est une adepte de Rudolph Steiner dont elle possède la plupart des livres.
A : comme arbre. Maman dessine un arbre dans le grand cahier de lecture.
B : comme bébé. Elle dessine un beau bébé.
C : Cul comme pan-pan cucu. Elle dessine mon petit cul rose.
D : Dé, Il y en a qui traîne partout, maman dit que ce sont les outils de papa !
F : Feee… Feu, tu connais...
P : Pon… comme pin-pon ou pompier, tu les connais aussi.
Et ainsi de suite, à 3 ans je lis les mots sous les illustrations, à 4 ans je lis couramment, à 5 ans lorsque j’arrive à l’école, je sais lire et comprendre ce que je lis.
Ce système est formidable, maintenant je peux lire les livres de la bibliothèque de maman. Par prudence, les livres ont été classés différemment.
Premier rayon, tous les livres que je peux lire maintenant, j’ai 4 ans.
Heidi, Bambi, Pinocchio, Croc-Blanc de Jacques London, Crin-Blanc, Flicka le cheval de l’empereur, les contes d’Andersen, les contes des frères Grimm, Dieu et héros grecs, contes de la Forêt-Noire, Cendrillon et Barbebleue de Charles Perrault.
Sur le deuxième, cela sera pour plus tard, ce sont les grands romans d’aventures : Les Jules Verne à la magnifique reliure rouge et or avec des dessins en couleurs - Michel Strogoff - le Tour du monde en quatre-vingts jours. Blaise Cendrars avec L’Or, la Main coupée et Moravagine. Maurice Leblanc : Arsène Lupin, ah, celui-là... - Les sœurs Brontë et les Hauts de Hurlevent. Les contes des Mille et une Nuits. 
Le 3ème rayon comprend tous les Rudolf Steiner en français et en allemand et des livres des philosophes : Kant, Nietzsche, Rousseau, Voltaire, Platon. Homère avec L´Odyssée et L´Iliade, les Voyages d´Ulysse que je lis plusieurs fois reste mon préféré.  
Les 4ème et 5ème rayon sont réservés aux grandes personnes. Tu n’as pas le droit de les lires. C’est l’Enfer là haut. Tu m’as bien compris... Oui maman !!!!! 

(Le mot Enfer renvoie aux rayons d'une bibliothèque d'accès restreint et regroupant pour l'essentiel des ouvrages jugés licencieux ou « contraires aux bonnes mœurs ». Créé au début du 19è siècle, il s'agissait au départ d'une simple pièce dans laquelle on enfermait ou cadenassait toutes les œuvres (livres, médailles, etc.) ou objets le plus souvent à caractère érotique et qui étaient interdits au grand public, mais accessible uniquement sur recommandation. Un tel espace existait à la Bibliothèque nationale et fut d’ailleurs exploré par des écrivains comme Apollinaire, Pascal Pia et Charles Nodier).


De toute façon je suis trop petit pour les atteindre... Pour le moment...!

Je finirai par y arriver vers l’âge de 10/11 ans je crois, ce fut la seule et unique fois où ma mère m´a filé une baffe et ma puni de lecture durant 1 mois, vous vous rendez compte. Je m’étais endormi avec Justine de Sade et Salambô de Flaubert auxquels d’ailleurs je n’avais pas compris grand-chose. Le Kamasûtra illustré sera plus explicite. Manon Lescaut de l’Abbé Prévot et le très, très polisson Histoire de l’Œil, de Lord Auch alias (Georges Bataille). Je commençais à entrevoir un monde d’adulte trouble et inquiétant. C’est ainsi que je deviens un dévoreur de livres et un rêveur d’aventures. Comme vous l’avez compris, j’ai déjà un esprit aventurier, qui ne me quittera jamais. J’ai d’ailleurs de qui tenir avec mes ascendances Chaux-de-Fonnières, la cité horlogère du Jura Suisse.

Les trois C : Cendrars - Chevrolet - Le Corbusier.
Les célèbres aventuriers de La Chaux de Fonds.

Ma grand-mère maternelle Cristina est la fille de Johann Sutter né en 1803 qui a eu 5 enfants. Sutter laisse sa famille au soin de son frère en 1834, suite à la faillite de son entreprise et émigre aux États-Unis. 

Après avoir pas mal bourlingué, Johann Sutter arrive en Californie en 1840, il obtient une concession de 20 000 hectares, au confluent des rivières American et Sacramento. Il développe à cet endroit un immense domaine agricole qu’il appelle  « La Nouvelle-Helvétie ». (plus connu sous le nom de « Fort-Sutter »). Lorsqu’en 1847, les États-Unis annexent la Californie, John Sutter possède 12 000 têtes de bétail (1000 porcs, 2 000 chevaux et 10 000 moutons) il emploie 150 personnes. Son domaine comprend également un atelier de tissage, une distillerie, un moulin et une tannerie. Sutter, a 44 ans, il est alors un des hommes les plus riches de Californie.

Le 24 janvier 1848 :
C’est alors qu’un événement vient tout bouleverser. James Wilson Marshall, un charpentier embauché par Johann Sutter pour la construction de la scierie, découvre de l’or sous quinze centimètres d’eau. Mi-mars, la découverte de l’or en Californie atteint San Francisco puis se répand dans tout le Pacifique. Le 19 août 1848, la nouvelle est annoncée à toute la côte Est. Le 5 décembre, le président fait part au congrès de la découverte de « fabuleuses mines d’or » en Californie. Le monde entier est alors au courant.
Sutter décide de vendre son fort et de se retirer un peu plus au nord, dans sa propriété de Hock Farm. C’est là qu’à partir de janvier 1850 viennent le rejoindre sa femme et 3 de ses plus jeunes enfants, après quinze années de séparation. 
La fille cadette de Sutter, Christina, restée en Europe s’est mariée entretemps à un certain Ferenc Matteyaz, maître ciseleur hongrois. Elle habite désormais à La Chaux-de-Fonds en Suisse où son mari a créé un atelier de joailler-ciseleur renommé, situé dans la grande avenue Léopold Robert de la cité horlogère suisse.
Le couple Matteyaz-Sutter qui possède maintenant la nationalité suisse sous le nom de Matteï a un fils en 1875 du nom de Stanislas. Stanislas se marie avec Caroline Cochet, ils sont mes grands-parents maternels, ils auront une fille, ma mère Hélène née en 1910 qui se marie avec Tobias Le Wenk, cadet d’une famille de 11 enfants. Eux en auront un, unique, fait rare en 1930… moi Blaise-Basile. 
C’est quoi… ? Ces prénoms insolites ?
Blaise : Blaise en référence à Blaise Cendrars, ami des parents de ma maman, à qui elle vouait une grande admiration.
Basile pour Vassili = Basile en mémoire des origines Hongroises de Stanislas mon grand-père.

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Louis Sauser alias Blaise Cendrars :
1887-1961


La maison de mes grands-parents Matteï à La Chaux-de-Fonds jouxtait  celle de Frédéric Louis Sauser, un écrivain plus connu sous le nom de Blaise Cendrars. En 1925 qu’il écrit, « L´Or » les aventures, du général Sutter en Californie qui le rendra célèbre. La proximité avec la demeure de mes grands-parents Matteï laisse à penser que Cristina, ma grand-mère et fille de Sutter, a eu des contacts avec M.Sauser alias Cendrars et lui aura confié l’extraordinaire histoire de sa famille aux États-Unis d’Amérique. J’ai lu tous ces livres, je me suis inspiré de sa vie pour vivre la mienne.




1945
Roman autobiographique
1946
Roman autobiographique
1948
Roman autobiographique
1949
Roman autobiographique

http://www.cebc-cendrars.ch/cendrars/biographie/


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Louis-Joseph Chevrolet : 
Ce pionnier constructeur et pilote automobile de grand talent qui naquit le jour de Noël 1878 également à La Chaux-de-Fonds. L’emblème des « Chevrolet » est inspiré par la croix suisse. Doté d’un courage conquérant, Louis Chevrolet, cette force de la nature (1 m 80, 100 kg) doit sa notoriété à sa bravoure. Une fois émigré aux  États-Unis, Chevrolet glane de multiples coupes dans des courses automobiles. Sa folle dextérité au volant de sa Buick lui vaut sans tarder une immense notoriété sur le territoire américain. C’est précisément la renommée de Chevrolet, doublée du talent inné du Neuchâtelois pour la mécanique, qui intéresse en 1911 Bill Durant, patron de Buick et futur fondateur de la General Motors. L’industriel et le pilote créent à la fin de la même année à Detroit, dans le Michigan, une marque qui porte le patronyme déjà si célèbre de Louis Chevrolet.



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Le Corbusier : Architecte le l’ère et de l’art moderne. Le 6 octobre 1887, naissance au 38 rue de la Serre, à La Chaux-de-Fonds, de Charles-Édouard Jeanneret (dit Le Corbusier), Charles-Édouard Jeanneret est, par son père, le descendant d’une lignée d’artisans, protestants émigrés du sud-ouest de la France, et par sa mère, de famille d’industriels essentiellement horlogers de Suisse. En 1900 Charles-Édouard entame une formation de graveur-ciseleur à l’école d’art de La Chaux de Fonds dans le Jura suisse. Mais l’évolution catastrophique de sa vue – il ne voit que d’un œil – ne lui permet plus d’envisager la poursuite de cette formation. Charles L’Eplattenier, émule de l’Art Nouveau, l’accueille dans son cours de dessin d’art, et le dirige vers l’architecture et la décoration en 1904. Il deviendra par la suite un des plus importants architectes de l’époque moderne. Il décède en 1965.


Rare photo de Le Corbusier avec Albert Einstein



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Je poursuis mon récit…

« Dis maman...
Il fait quoi mon papa ?
Il joue !



Maman est toujours présente, mais papa, pas !
– Dis… maman il est où papa ?
– Là… d’un air entendu, levant les yeux et pointant le doigt en direction du plafond, Il est occupé au premier étage. 

– Y fait quoi ? 
– Il joue avec d’autres messieurs.
– Il joue à quoi ? Aux dés.
– Moi aussi, maman, je veux être joueur quand je serai grand.
Son visage habituellement toujours souriant se ferme, elle baisse la tête et reprend la confection du chapeau qu’elle tient dans ses mains. Je reste perplexe, jouer ce n’est pourtant pas triste, mais peut-être que c’est défendu pour les grandes personnes.
Je dois en avoir le cœur net. L’occasion se présente quelques jours plus tard, ma mère est sortie livrer son chapeau fleuri à une de ses riches clientes.
Elle confie ma garde à notre voisine, la maman d’Isabelle ma petite copine.
C’est le bon moment, j’en profite pour m’éclipser discrètement, je monte rapidement les escaliers, devant moi une lourde porte capitonnée de cuir rouge, j’écoute… rien, le silence, j’hésite impressionné, mais bon, je suis quand même chez moi, et c’est mon papa. Je tourne lentement la poignée en or massif (finalement, c’était du laiton), entrebâille la porte et jette un coup d’œil du haut de mes trois pommes comme dit maman. 
Je distingue des jambes sous une grande table ronde, un nuage de fumée, j’entends des paroles dans une langue étrangère… passe - blackjack - banque -  tapis - jeton - 21, etc. 
Je m’apprête à refermer la porte, lorsque « Sloughi » notre chien berger allemand, qui est en charge de ma garde, surgit brusquement, pousse le battant de la porte et se précipite dans la pièce en aboyant, il se dirige directement vers le personnage qui se trouve en bout de table, en qui je reconnais mon père. Panique à bord... Un des participants se lève brusquement en renversant sa chaise – C’est quoi ce b.... de m... ! Crie-t-il en direction de Tobias !
Mon père se lève, saisit le chien par le collier et tente de le faire sortir par la porte, à cet instant, il m’aperçoit.... ah c’est toi Blaise. En se retournant – c’est rien, c’est mon fils qui s’est trompé de porte – Allez viens, tu sais que tu ne dois pas venir ici, descends et va jouer avec Isabelle. Sloughi… au pied, reste... la porte se referme, je redescends penaud sans avoir percé le mystère des salles du 1er étage.
Peu après cet épisode, un événement surprenant va semer la pagaille dans la maison. Comme je vous l’ai dit, nous habitons une grande maison, comprenant un appartement, une salle de théâtre de 200 places et un casino au 1er étage. Ma mère s’occupe du théâtre, de la programmation, de la billetterie et de l’entretien. La grande salle est meublée de 200 fauteuils en acajou, style Empire à crosse. 
Ce matin, pour la première fois, une violente dispute éclate entre mon père et ma mère… au sujet des fauteuils. Apparemment une centaine de fauteuils ont disparu, maman reproche à papa de les avoirs vendus !
Vous vous doutez bien qu’à mon âge je ne comprends rien à ces histoires d’adultes, il a fallu que j’en devienne un moi-même, des années plus tard, pour avoir des éclaircissements de ma mère sur cette période de mon enfance.
Pour les fauteuils, papa les a perdus au jeu, comme la splendide chambre à coucher en bois doré qu’il avait offerte à maman pour leur mariage. Je commence à comprendre à quoi jouent les adultes dans les grandes salles du 1er étage.
Ça a l’air super comme jeu !
C’est l’été 1939 que les grandes manœuvres ont commencé, pour nous et pour beaucoup d’autres…
Mais là, ça ne joue plus. Rien ne va plus, il y a de la bagarre dans l’air !
– Je vais déménager – m’annonce maman – dans une grande maison à la campagne.
– Ton père, enfin Tobias (ah… c’est plus mon papa ?) va s’occuper de toi quelque temps. Tu vas partir à la montagne, pour tes bronches, dans une école d’altitude. – Il est vrai que j’ai souvent des bronchites –.
– Quand ? Combien de temps ?
– Dimanche… Tobias va t’accompagner avec la voiture. Pas longtemps.
Je suis sonné, il y a anguille sous roche, c’est pas normal.
– Mais… mais… et mes livres, et Isabelle, et Sloughi ?
Les questions se bousculent dans ma tête. 
– Je ne sais pas, tu verras ça avec ton père.
Je prends conscience brusquement que je n’ai pas revu papa depuis pas mal de temps.
– Il est où papa ? 
– En voyage.
Le dimanche 17 septembre 1939 à 10 heures du matin, j’attends mon père seul sur les marches de la cathédrale Saint-Pierre une grosse valise en osier à mes pieds. Maman surveille depuis la fenêtre de la cuisine. 
– Je ne tiens pas à revoir ton père me dit-t-elle. Tu comprendras quand tu seras plus grand. – Toujours la même rengaine –.
Vroummm... Une grosse voiture noire et blanche avec un long capot et des tuyaux brillants qui sortent de chaque côté du moteur surgit sur la place et s’arrête pile devant moi. Papa, impeccable dans un complet gris clair, en descend rapidement, se saisit de ma valise, la lance sur le siège arrière. 
– Allez, monte devant et assied-toi, je suis pressé et nous avons une longue route à parcourir.
Nous prenons la route Suisse. Il n’y pas de circulation, papa conduit à fond la caisse. À Villeneuve au bout du lac, il stoppe la voiture devant un restaurant où un monsieur en casquette vient nous ouvrir la porte.
– Salut Gustave.
– Bonjour Monsieur Le Wenk, suivez-moi je vous ai réservé une table sur la terrasse face au lac.
– Viens Blaise, allons manger.
J’en reviens pas, quelle aventure. Papa est un homme important, le directeur vient nous saluer, et nous demande ce que nous voulons manger. C’est comme dans les livres. 
– Donnez un menu à mon fils ! oui.. oui... Il sait lire.
– Tu choisis ce que tu veux dans la liste.
– Papa, y a pas de purée ! J’aime bien la purée de pommes de terre.
– Et du foie de veau, j’aime, c’est tendre, maman en fait souvent, c’est bon pour les enfants, elle dit.
– De la purée ! Bien, nous allons en préparer. Pour le foie, nous avons que du foie de volaille.
– Très bien, ça ira, d’accord Blaise ?
– Oh oui papa… dis papa, je vais rester avec toi toujours ?
– Non pas pour le moment je vais être très occupé ces prochains mois.
– Tu sais qu’il va y avoir la guerre ?
– Quoi… pourquoi ? Ici… chez nous ?
– Non, enfin je ne crois pas, la Suisse est un pays neutre, mais avec les boches, on ne sait jamais.
– C’est qui les boches ? Les Allemands.
– Tu vas être soldat aussi ?
– Non… pas moi.
– Tu veux quoi comme dessert ?
– De la crème fouettée avec de la glace.
T’as raison, profites-en, c’est probablement la dernière fois que tu peux en manger.
– Bon… faut y aller maintenant, nous avons encore de la route à faire.
Et c’est reparti, à gauche des vignes et des vignes, à droite une grande rivière tumultueuse, papa me dit que c’est le Rhône. Moi qui croyais que le Rhône se trouvait à Genève !
Sierre – devant nous se dresse une pente vertigineuse, où l’on distingue vaguement une route en lacet avec des virages en épingle à cheveux qui semble rejoindre le ciel.
La route tourne sans arrêt, je suis malade.
– Papa arrête la voiture, j’ai envie de vomir.
Père prend un air excédé, mais stoppe la voiture. Je vomis. Dommage un si bon repas !
Il est 16 heures lorsque nous arrivons enfin, à l’entrée d’un village, un écriteau indique « Montana-Crans ». 
– Voilà t’es arrivé. La voiture stoppe devant un grand hôtel, sur le fronton je peux lire « Grand Sanatorium Genevois ». Un portier en blouse blanche nous ouvre la porte.
– Bonjour, Monsieur, vous avez rendez-vous avec un médecin ?
– Non… non c’est pour mon fils.
– Ah bon… alors ce n’est pas là, c’est le bâtiment que vous voyez là en contrebas, c’est écrit dessus ; « École d’altitude  - Préventorium Genevois».
Je vais y rester plus d’un an, triste et désespéré, mais j’ai appris à skier, à conduire un bob sur la piste de glace qui se trouve derrière le bâtiment et même à écrire.
Un jour du printemps 1941 le directeur vient m’annoncer que mon père va venir me chercher. – Prépare tes bagages et tiens-toi prêt.
Le repas de midi terminé, je me rends devant le porche d’entrée tenant ma valise à la main gauche et mes skis dans la droite. J´attends avec impatience l’arrivée de mon papa.
En début d’après-midi une voiture vert olive conduite par un chauffeur en tenue militaire s’arrête devant moi, mon père dans un impeccable complet civil en descend.
– Salut, mon fils, t’as bonne mine - dit-il en me pinçant la joue.
Il m’embrasse rapidement, saisit la valise et mes skis et enfourne le tout dans l’immense coffre de la Mercedes de l’armée. Nous montons tous les deux dans la voiture, et nous nous installons sur la large banquette arrière. S’adressant au chauffeur; 
– Roule Karl... direction Genève.
Je suis ému et intrigué, les questions se bousculent dans ma tête, mais je reste silencieux, papa également.
Karl conduit prudemment et prend lentement les nombreux virages en épingle qui jalonnent la dangereuse route de montagne de Montana à Sierre dans la plaine du Rhône. 
Cette fois je ne suis pas malade, je suis tellement heureux et fier, mon papa doit être colonel ou capitaine, mais pourquoi il n’a pas des galons d’or ?
N´y tenant plus, je me lance...
– Papa… pourquoi t’es pas habillé en militaire et que tu as un chauffeur et une voiture militaire ?
– Je travaille à l’intendance, je fournis de l’alimentation pour l’armée.
– Ah… !
– J’ai acheté un moulin avec un ami, à Carouge et nous livrons de la farine et du blé à l’armée suisse pour fabriquer du pain pour les soldats qui sont mobilisés. C’est un commerce très important et primordial.
– Ah… !
– Tu sais qu’il y a une grande guerre partout, en France, en Pologne, en Allemagne, mais heureusement pas encore chez nous. Mais par précaution le gouvernement a nommé un commandant en chef de l’armée Suisse, le Général Henri Guisan et a mobilisé tous les hommes valides pour surveiller et défendre le cas échéant la frontière, tu comprends ce que je te dis ?
– Eh… oui papa.
Je lis les écriteaux bleus qui annoncent les localités : Sierre - Sion - Martigny - Montreux - Lausanne. Karl s’arrête à Ouchy dans une station d’essence pour faire le plein et nous reprenons la route – St. Prex - Nyon - Versoix et Genève.
Nous arrivons en ville de Genève par la rue de Lausanne, passons devant la Gare Cornavin, traversons le pont de la Coulouvrenière et longeons la plaine de Plainpalais par l’Avenue du Mail. Puis tournons sur le pont de Carouge pour enjamber l’Arve jusqu’au Rondeau, terminus des trams 12. Encore 500 mètres nous ralentissons devant un grand bâtiment gris, d’où s’échappe un nuage de poussière blanche.
– Là tu vois… c’est mon moulin « Le Moulin de Carouge ». C’est là où je travaille. Nous fournissons de la farine pour l’armée. (un jour, vous les jeunes, vous y danserez - Moulin à danse- ). 5 minutes plus tard… la voiture stoppe devant un portail de fer forgé en forme d’arc recouvert de magnifiques roses. Un écriteau émaillé indique « Villa les Tourelles ». (ne chercher pas, elle a été démolie pour faire de la place à l’entrepôt TPG des trams et des bus.)
Plusieurs coups de klaxon intempestifs font accourir maman, j’ouvre la portière et descends rapidement.
– Maman... maman. Je me jette dans ses bras et l’embrasse... encore... encore.
Quand les effusions sont terminées, je me retourne, ma valise et mes skis sont sur le trottoir, la voiture verte a disparu… mon papa également.
C’est ainsi que commença ma nouvelle vie. J’ai aussi un nouveau papa, il s’appelle Marcel, je ne l’ai vu qu’une fois, il est mobilisé.
La nouvelle maison de ma maman est magnifique. Un splendide jardin rempli de fleurs, des roses et d’énormes massifs de dahlias roses et bleus sur le devant.
À l’intérieur de la maison, un grand salon avec une véranda vitrée qui donne directement sur l’arrière de la propriété où se trouvent plusieurs arbres séculaires gigantesques.
Au milieu du salon, trône un piano à queue, laqué noir, dont le couvercle est ouvert, ce qui permet de voir les cordes et le mécanisme intérieur.
Au milieu de la pièce un empilage de caisses en bois marquées au chablon noir ;
« Pellichet - Déménagement ».
Apparemment ma mère vient de d´emménager.


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Les « Tourelles » mon nouveau domicile, comporte un immense garage en sous-sol, où se trouve une moto Norton 500 noire avec side-car, appartenant à mon beau-père (mais le mien est plus beau) et une voiture française marque Delage D6-3 litres 1946, 17 CV, 6 cylindres, 2 984 cm3 propriété de mon parrain Louis Bohne qui tient une pâtisserie rue de Lausanne. (C’est la guerre, et il n’y a plus d’essence, les véhicules à moteur ont tous été réduits dans les garages en attendant des jours meilleurs.)
J’y passe des heures, sautant de la moto à la voiture, vroum... vroum... à voyager dans de lointains pays de rêve.
En cette année 1941, j’habite une villa à la Chapelle sur Carouge ch. des Avanchis, près du Palais Rose Napolitain de M. Pastori le fondeur carougeois. 
Je suis seul avec ma mère, mes deux papa, oui… comme je vous l’ai déjà dit, j’en ai deux maintenant, je ne sais pas pourquoi… ? Mais ils ne sont pas là, ils sont mobilisés aux frontières en « Campagne », je ne connais pas cette ville, mais c’est un secret militaire, paraît-il.
Mai 1941, j’ai donc 8 ans, j’ai entendu dire par ma maman qui écoute Radio Sottens toute la journée, que c’est la guerre mondiale, mon papa est parti aussi, il nous envoie chaque semaine un sac avec un cadenas - maman dit que c’est du linge sale -, mais dedans, il y a toujours du blé, de la farine et des boîtes de singe. Maman fait de la farine et des biscuits et chaque matin du porridge, elle dit que ça cale. Pour le singe, je refuse d’en manger, mais maman le fait griller avec des rösti, j’en reprends deux fois… des années plus tard, j’ai su que c’était du bœuf.
La nuit il y a souvent des alertes de sirènes hurlantes, suivies du lancinant bruit des avions bombardiers qui passent haut dans le ciel, au-dessus de nos têtes. Réveil brutal, descente à l’abri, j’ai la trouille, après un certain temps long et froid, nous remontons à la cuisine, lait chaud et biscuit maison - silence, tic-tac de l’horloge, allez au lit maintenant. Ouf… pas de bombes pour cette fois.
L’abri est situé sous l’escalier en pierre qui descend à la cave, renforcé avec des poutres de chêne, c’est du costaud, et il y a des réserves de nourriture, au cas où la maison s’écroulerait sur nous, il n’y a pas de sortie de secours, il faudra attendre les sauveteurs… s’ils ne sont pas tous morts ! Hou… la la… j’ai la trouille.
Cette nuit, je descends à l’abri comme d’habitude, plutôt maman me porte, je dois dormir encore, brusquement, tout à coup !  boum… boum… la terre tremble, cette fois ça y est, les bombes pleuvent de partout, c’est la fin, je crie, je veux sortir, je veux ne pas être enterré mort-vivant. Nous restons jusqu’au matin serré l’un contre l’autre, je n’ai jamais aimé ma maman autant que cette nuit-là.
Dans la journée je suis descendu en ville sur le porte-bagage du vélo de maman, il paraît que la ville est rasée, plus une maison debout, j’ai encore le souvenir d’un grand trou à la Roseraie et des éclats sur les façades des immeubles, cette fois c’est la guerre.

Les quartiers touchés : Champel, Plainpalais et Carouge :
Dans la nuit du 11 au 12 juin 1940, en 3 vagues successives, des avions anglais Armstrong-Whitworth A.W.38 Whitley du Bomber Command survolent Genève, et lâchent 8 bombes sur Champel, Plainpalais et Carouge (1 h 45). La 1ère bombe tombe sur une propriété située au 5 chemin Venel. Lorsque l’on mesure les dégâts qui en résultent : toutes les vitres, y compris celles des portes intérieures de la villa, ont volé en éclats, on a de la peine à croire que les sept habitants ont pu s’échapper de là sans aucune blessure. À l’hôtel et hôpital Beau-Séjour, où logent un grand nombre de soldats, c’est un miracle que l’on ne déplore qu’un seul mort parmi les blessés. Le 3ème projectile est tombé en bas du chemin de la Roseraie, à proximité de la villa de M. Senn, préparateur, rendant celle-ci inhabitable, et détruisant complètement la villa « Les Clématites » de Pierre Meyer. Le point de chute de la 4ème bombe se situe dans le jardin d’une villa où sa propriétaire a été projetée hors de son lit. La 5ème bombe tombe au chemin des Croisettes au pied d’un immeuble locatif dont toute la façade est criblée d’éclats ; les fenêtres et volets sont entièrement détruits. Quant aux 3 autres projectiles, ils tombent dans des jardins ouvriers de la rue de la Ferme, en aval du pont de Carouge ainsi qu’à la rue des Allobroges, où ils causent de grands dommages.
Le bilan des victimes genevoises s’établit à 2 morts, et une vingtaine de personnes plus légèrement touchées qui peuvent quitter l’hôpital dans les 2 jours.
À noter que peu de temps avant Genève, la même nuit, sept bombes anglaises s’abattent sur les installations ferroviaires de Renens (1 h 25) où l’on déplore 8 blessés et un décès (Mme Dante). Six bombes tombent à Daillens, dans un champ (1 h 15). Au total, 5 malheureuses victimes seront dénombrées cette nuit-là.
Quelques jours plus tard, je suis sur l’esplanade devant la coop du Bachet de Pesay, en bordure de la route de St. Julien, devant moi un spectacle inusité, j’assiste en tremblant un peu, au défilé le plus extraordinaire auquel il m’a été donné de participer de toute ma vie.
La reddition des régiments de spahis algériens, ça veut dire qu’ils se rendent, ouf… on a gagné la guerre, alors - dit maman.
Des milliers de cavaliers montés sur de splendides chevaux arabes déposent leurs armes en d’immenses tas, de chaque côté de la route. Ils ont l’air terribles avec leur sabre et leur pantalon bouffant. Avant tout ils demandent à manger pour leurs chevaux, dont certains au bord de l’épuisement, s’arrêtent devant nous, un fermier généreux, apporte un char de foin. Nous dévalisons la coop de produits alimentaires que nous distribuons aux cavaliers spahis. Il en passera comme ça toute la journée, mais où vont-ils ? nul ne le le sait, d’ailleurs il n’en sera jamais fait mention dans les communiqués officiels, l’honneur est sauf.
Durant toute la nuit, une autre colonne, motorisée celle-là, descendant plus discrètement, le chemin des Tuileries, passera sous nos fenêtres dans un grincement inquiétant.
Le lendemain est un petit matin radieux; chevaux, hommes, auto-mitrailleuses et les monceaux d’armes, tout a disparu, avalé dans mes angoisses d’enfant. La guerre est finie, nous avons dû la gagner, dehors tout est paisible et silencieux. C’est bon la paix, mais j’ai eu salement la trouille.
Ai-je rêvé, j’ai comme un doute, tirant une petite remorque, je pars avec ma maman à la route de St. Julien, recouverte d’une épaisse couche de crottin, nous ferons plusieurs voyages. Cette année, nous avons récolté de magnifiques légumes dans notre jardin.

Des années plus tard, j’ai ma réponse. Merci Google.





“ En juin 1940, la débâcle française provoque l’afflux massif de soldats étrangers qui pénètrent en Suisse, afin d’échapper aux percées des troupes allemandes. Le 45ème corps d’armée française, composé de 29’000 hommes, dont 2’400 Spahis (régiments de cavaliers maghrébins), 12’500 Polonais, ainsi que des Belges et Anglais, se présentent aux frontières avec 5’800 chevaux et 2’000 véhicules. Ces soldats sont désarmés et internés dans de nombreux camps répartis dans l’ensemble du territoire national.”

 Les internés ont effectué des millions de jours de travail, construit des centaines de routes et de ponts, asséché des champs, défriché des forêts. Ceux-là au moins se sortiront vivants du grand carnage mondial.





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