La vraie vie
Je vais te l’apprendre moi, la vie.
– Soit un homme mon fils.
– Soit un papa mon père.
Juillet 1948, l’école est terminée pour moi.
Je reçois un livret scolaire et un certificat de fin d’études, j’espère ne jamais devoir les montrer à quelqu’un.
– Μais… qu’est-ce qu’on va faire de toi ? ne cesse de répéter maman.
Après m’avoir fait passer un test d’orientation professionnelle qui ne donne rien, vu que je refuse de faire leurs tests débiles, ma mère me confie enfin à mon vrai papa.
– Tiens, occupe-t’en après tout c’est ton fils aussi.
C’est ainsi que je me retrouve chez Tobias mon père, qui me confie rapidement à Berthe sa mère, elle est vieille, c’est normal c’est ma grand-mère, elle a eu 11 enfants.
Avec son mari Marius, qui doit être mon grand-père, je suppose, ils habitent dans l’immense propriété de « Montalègre » en bordure du Lac Léman. Ils en sont les gardiens, le propriétaire est un Anglais, mais il est mort pendant la guerre, il était pilote de chasse dans la R.A.F. pour le moment personne ne sait qui est le propriétaire actuel, finalement c’est la ville de Genève qui en héritera et en fera un magnifique parc public.
Je vais y passer une année, l’une plus heureuse de ma vie. Grimpant sur les cèdres séculaires, jouant malgré l’interdit dans les salons du château avec mes nombreux cousins et cousines. Nourri comme un pacha par la succulente et riche cuisine de ma grand-mère Berthe. Je me laissais vivre sans souci.
Pour mes 15 ans, Tobias m’offre un superbe vélo de course marque Cilo, fabriqué à Romanel. En juillet j’écoute le Tour de France à la radio et me prenant pour un de ces forçats de la route comme les nomment les reporters, j’enfourche mon vélo, fonce tête baissée sur le quai de Cologny, grimpe la rampe de Vésenaz et redescends en traversant le village de Cologny puis je plonge par le vertigineux chemin de Ruth. Un jour je n’arrive pas à prendre le virage au bas de la descente et je fracasse mon beau vélo et ma tête contre le muret.
Ma carrière de champion cycliste se termine ainsi.
Le vélo est totalement détruit.
Je passe 3 semaines a l’hôpital Cantonal. Diagnostic; le nez, un poignet et trois côtes cassées et une fissure de l’os frontal.
Alors mon gars… tu l’as vue la faucheuse ?
– Qui ? - La mort.
– Non monsieur le professeur – mais de quoi y parle ?
En sortant de l’hosto, je pars en convalescence à Begnins chez un cousin de mon père qui y possède une auberge, une ferme et de la vigne.
6 mois plus tard, j’ai pris du poids, j’ai de bonnes joues rouges, j’ai appris à traire les vaches et à faucher. Et pour la première fois de ma jeune vie, j’ai vécu une expérience sexuelle avec la jolie serveuse de l’auberge. Elle est suisse-allemande, s’appelle Trudi et doit avoir dans les 25 ans. Plantureuse, des seins énormes qui ont de la peine à rester dans leurs nids lorsqu’elle se penche pour servir les clients.
Dès les premiers jours, je me pâme d’admiration et d’envie de les prendre à pleines mains, faut dire que je suis puceau et mon expérience sexuelle, se résume aux illustrations suggestives que j’ai vues dans les livres de l’enfer en haut de la bibliothèque de ma mère, le Kamasutra, les ouvrages du marquis de Sade, etc. Vous vous rappelez, je vous en ai parlé au début de mes mémoires.
Rapidement, j’essaie d’attirer son attention comme un ado débutant et timide, sans succès d’ailleurs. Tout le monde a connu ça une fois dans sa vie non...?
Trudi, s’active dans son travail et ignore le petit merdeux que je suis, qui porte fièrement des pantalons longs pour la première fois.
Pourtant il y aurait des opportunités, nos chambres se situent l’une à côté de l’autre.
Depuis plusieurs soirs, j’essaie de rester éveillé, attendant fébrilement qu’elle termine sont travail en salle, guettant le bruit de ses pas dans le couloir ou le grincement de la porte de sa chambre. Rien à faire je m’endors avant son arrivée et me réveille le matin frustré par mon manque de persévérance.
Un réveil-matin emprunté dans une des chambres d’hôtes résoudra ce problème. Réglé sur 22 heures, placé sous mon oreiller, sa sonnerie me jette en bas du lit. Cette fois je vais la surprendre à son passage. J’enlève rapidement mon ridicule pyjama à rayures, j’entrouvre légèrement la porte de ma chambre, et attends ainsi sa venue dans le noir. Il ne s’est pas passé 10 minutes lorsqu’elle apparaît en haut de l’escalier et s’engage rapidement dans le couloir. Je retiens mon souffle… lorsqu’elle arrive à ma hauteur, je m’élance au-devant d’elle.
– C’est toi Blaise ? Qu’est ce que tu fais là ?
– Je… je… je n’arrive pas à dormir – dis-je en bafouillant.
À cet instant... se passe alors une chose inattendue.
– Je vois, me dit-elle, - et me saisissant par la main -.
– Viens suis-moi, je vais te raconter une histoire.
Bouche bée, tétanisé, je la suis dans sa chambre, sans opposer de résistance. Cette fois, je crois que mon affaire est en bonne route.
J’ouvre la bouche pour dire quelque chose.
– Chuuuut... assieds-toi sur le lit.
En deux temps trois mouvement, jupe, bustier et soutien-gorge sont à ses pieds, mais elle conserve sa jolie petite culotte rose. Trudi s’avance vers moi, abaisse les yeux sur la bosse qui déforme mon slip, me le retire délicatement, le jette derrière elle, s’agenouille et saisit mon sexe bandant, qui disparaît dans sa bouche humide et chaude. Quelques mouvements, deux ou trois titillements de langue et j’explose ma jouissance dans sa bouche et sur ces seins.
– Alors mon petit Blaise, tu l’aimes mon histoire...
Ah... Oh... Oui...! Trudi... raconte-m’en encore une.
Je fais mine de la tirer sur le lit.
– Non Blaise, pas ça, jamais, t’es encore trop jeune pour te maîtriser, tu vois ce que je veux dire.
Non pas trop, non... pourquoi ?
– Je t’apprendrai d’autres jeux, tout aussi intéressants, tu verras. Allez... ouste maintenant, file dans ta chambre. Il y aura d’autres nuits pour jouer.
Elle m’en a appris... des jeux, la Trudi... vous pouvez me croire.
À la fin de mon séjour, j’étais presque devenu un homme, mais nous n’avons jamais fait l’amour, enfin jamais vraiment baisé en position missionnaire, vous voyez ce que je veux dire. Et puis je n’ai que 16 ans, j’ai le temps.
Mes nuits sont dorénavant bien remplies, et les journées aussi.
Chaque matin je verse du lait dans de grandes jattes plates en faïence, écrémé en surface, je récolte de la crème, battue elle sera servie aux clients de l’auberge avec des framboises sauvages des bois alentour.
La journée je donne un coup de main aux travaux de la vigne.
Le métier de paysan me plait, mais je n’ai pas de ferme, c’est pourquoi je décide de devenir agronome.
– Papa, je veux aller dans une école pour étudier l’agriculture.
– Quoi… tu veux devenir « payouse » !
– Non papa, pas paysan, mais agronome. Tu peux me payer ce genre d’études ?
– Bah… pourquoi-pas, ça te fera les pieds en attendant.
– Je vais me renseigner.
C’est ainsi que je m’inscris pour 3 ans comme interne à l’Institut d’Agronomie Technique de Neuchâtel, qui se situe à Cernier dans le Val de Ruz.
6 mois de travaux pratiques en été avec une bande de fils de riches paysans suisse-toto qui n’arrêtent pas de m’emmerder, moi le citadin et en plus genevois. (Genevois, quand je te vois, je vois le diable devant moi) et 6 mois de théorie sur les bancs d’une classe fréquentée par des gentlemen-farmer français, iraniens et sud-africains, certains ont une chambre au Palace de Lausanne et viennent avec leur propre voiture. Tous… des sales cons friqués.
Je bosse comme un dingue, je veux ce diplôme. Souvent je ne rentre pas chez moi le week-end. Les autres étudiants n’en foutent pas une rame. Je me demande bien pourquoi ils sont là. La plupart possèdent d’immenses domaines de plusieurs milliers d’hectares dans leurs pays respectifs.
Dans quelques années, les révolutions ayant passé par là, ils perdront tout, et pour plusieurs d’entre eux également la vie.
********************
J’ai maintenant 17 ans, et, depuis les contes des mille et une nuits avec Trudi, je n’ai plus connu de femme. Ça me travaille sérieusement le bas ventre.
Le dimanche matin quand je m’emmerde, je vais parfois à l’église, non pas pour les sermons du pasteur, mais pour tenter une approche auprès des filles du Directeur du Lycée, Monsieur Saudan. Elles ont 18 et 22 ans, ce n’est pas des prix de beauté, mais à vingt ans, toutes les filles sont belles. Leurs parents les surveillent de près 24 heures sur 24, vous pensez, il y a 120 jeunes étalons prêts à sauter l’obstacle si l’occasion se présente. Nous avons interdiction formelle de les approcher et elles de même.
Les week-ends d’été, il n’y a plus personne au collège, tous sont rentrés dans leurs foyers respectifs, la surveillance se relâche.
J’attends mon heure, celle-là se présente un dimanche où les deux jeunes filles vont au culte exceptionnellement sans leurs parents.
Ne ratons pas cette occasion. L’église est presque vide, les places de chaque côté des deux filles sont libres. Je m’assois au côté de Rose, l’aînée, qui étudie le droit à l’université de Neuchâtel. Difficile de se parler dans ce lieu, je tente une discrète approche manuelle, la réaction est bonne, elle me sourit, la glace est rompue.
Maintenant, il faut attendre la fin du prêche pour poursuivre. À la sortie j’engage la conversation tout en les raccompagnant à leur maison. Je propose à Rose d’aller prendre un verre au tea-room qui se trouve sur la place du village. Elle accepte, fait un petit signe à sa sœur, qui s’éclipse discrètement avec un sourire entendu. Sitôt seule elle me dit ;
– Je préférerais que l’on ne nous voie pas ensemble…
– Mademoiselle Rose, je croyais que vous étiez majeure, non… ?
– Oh… ce n’est pas pour moi que je crains, mais pour vous. Mon père pourrait vous causer des sérieux problèmes, s’il apprenait que nous sommes sortis tous les deux. Il est intransigeant là-dessus. Voilà ce que je te propose, retrouvons-nous cette après-midi à 14 heures à l’orée du Bois Vert sur la route de Fontaine, tu connais ?
– Je viendrai en vélo, tu en as un aussi ?
– Oui. D’accord, je suis impatient, j’ai tellement envie de t’embrasser.
– Moi également, mais c’est plus prudent ainsi, et puis il fait si beau et chaud… A tout à l’heure, je t’attendrai. Ne rentrons pas ensemble.
J’avale en vitesse le repas de midi, après avoir regardé 100 fois l’heure à ma montre. Comme je suis quelqu’un de prévoyant, l’heure approchant, je monte dans ma chambre, saisi la couverture de mon lit que je roule sous mon bras, prend le flacon de poche en argent rempli de rhum – cadeau de mon père – que je conserve pour certaines occasions, descends quatre à quatre les escaliers jusqu’au garage où se trouve mon vélo. Là, je fixe la couverture sur le porte-bagage, enfourche le vélo et fonce en direction du Bois Vert.
Elle est là, adossée à un arbre, bustier collant, jupe colorée serrée à la taille par une large ceinture noire, fumant une cigarette, agitant un bras.
– Blaise… par ici, viens.
À peine arrivé, je laisse tomber le vélo à terre, me précipite, la saisis par la taille et l’embrasse goulûment. Elle me répond avec passion, se colle à moi frémissante de plaisir.
Je lui prends un sein – tiens elle n’a pas de soutien-gorge – que je sors de son chemisier, lâche ses lèvres pour prendre son mamelon turgescent en bouche.
Brusquement elle se dégage,
– Attends… attends, il y a une petite clairière un peu plus loin, allons-y. Tiens, elle a l’air de connaître le coin, la coquine.
Ah oui… la couverture, j’allais l’oublier. Elle me regarde d’un air complice, me prend la main et m’entraîne en riant dans les profondeurs du bois.
Comme sur les cartes postales, apparaît alors une clairière de mousse, éclairée par un rayon de soleil qui perce à travers les arbres, manque plus que les biches dans ce paysage enchanteur.
La biche, je la tiens dans mes bras, nullement apeurée par le chasseur. Je laisse tomber la couverture, l’étale d’un coup de pied, mes mains étant occupées à d’autres travaux.
Nous tombons enlacés au comble de l’excitation. Cette fois je prends la direction des opérations, calme le jeu, et commence méthodiquement un déshabillage érotique intégral, suivi du mien. Elle paraît surprise de la tournure des événements, mais se plie à mes caprices amoureux dont je connais toutes les variantes, apprises avec Trudi une maîtresse dans cet art.
Le moment venu, chauffé à blanc, les yeux fermés, gémissant, la tête rejetée en arrière, je lui écarte ses cuisses ruisselantes et la pénètre lentement, délicatement, et… me retire !
– Non… non… oui… viens… viens, Blaise je t’en prie…
C’est la première fois, je veux en profiter et m’en souvenir toute ma vie. Je fais durer le plaisir à l’extrême, lorsque je sens nos orgasmes sur le point d’exploser, je donne un puissant coup de boutoir, et lâche tout profondément à l’intérieur et épuisé je tombe sur son corps sans plus bouger.
Rose émet un râle, suivi d’un cri perçant qui fait fuir les oiseaux dans les arbres, ses jambes enlacent ma taille et serrent, serrent…
– Arrête, relâche, tu m’étouffes.
Brusquement, l’idée jaillit que je viens de faire une grosse connerie. Je la regarde, effrayé de voir sa réaction.
– Je crois qu’on a été trop loin, non... ?
– Mais non, t’inquiète pas, je ne suis plus une petite oie blanche. Je pratique la méthode Ogino. Actuellement nous sommes en plein dans les jours sans risque aucun, et c’est sûr à 100 %.
– Ah bon… c’est qui cet Ogino ?
– Je t’expliquerai, plus tard, pour le moment profitons-en.
C’est le moment, je crois, de se donner un petit coup de fouet, je sors ma gourde, buvons un coup, à l’amour mon amour. Deux ou trois rasades de rhum blanc à 40° réchauffent les sens et nous remettent en selle, – si je peux dire – pour de nouveaux corps à corps vertigineux.
En 1924 il découvrit la loi physiologique qui porte son nom (loi d'Ogino), selon laquelle chez la femme l'ovulation (la libération de l'ovule par l'ovaire) se produit d'habitude une seule fois au cours du cycle menstruel, c'est-à-dire entre le douzième et le seizième jour après le début de la menstruation. Cela couplé à une survie des spermatozoïdes jusqu'à 4 jours suite à l'éjaculation, et à une survie de l'ovule pendant 1 jour suite à l'ovulation amène une période féconde entre 12-4 = 8 jours et 16+1 = 17 jours après le début des règles. Une telle connaissance permettait aux couples qui désiraient un enfant de savoir à quel moment les rapports offraient les meilleures chances de conception.
Pour une première fois – enfin pour moi – je suis comblé, j’ai de la chance d’être tombé sur Rose une super baiseuse de plein air !
Au cours de l’été, nous remettrons le couvert plusieurs fois, puis d’un commun accord, comme les oiseaux ne s’envolent plus lors de nos ébats, nous décidons d’arrêter nos escapades amoureuses dans les sous-bois, afin d’éviter qu’une certaine lassitude ne s’installe. Il aurait été regrettable de ternir le souvenir de ces merveilleuses rencontres sur la mousse du Bois Vert.
À la fin de l’année, j’obtiens mon diplôme d’agronome. À cette occasion, je vais me rattraper de toutes les vacheries que m’ont faites la bande de richetos. Comme ils n’ont rien foutu, c’est à peu près certain qu’ils ne l’obtiendront pas eux. Avec la complicité de mon amie Rose, j’obtiens la liste des sujets des examens et les principales questions avec les réponses, qu’elle a recopiées sur le bureau de son père, durant son absence.
– Non Rose, je ne vais pas tricher, c’est promis, je veux seulement me venger de la bande de cons de parvenus. Je vais les faire cracher au bassinet.
Je passe la nuit à les recopier à la main en 5 exemplaires.
2 heures avant le début des épreuves, je les prends discrètement un à un.
– Eh… Karim ça t’intéresse les sujets des examens avec les bonnes réponses. ?
– Tu charries, fais voir…
– Tiens regarde - pour 500 balles ils sont à toi, mais silence, n’en parle a personne.
Vite au suivant, il ne faut pas qu’ils se concertent, sinon, ça va être ma fête.
– Gérald, (son père possède une écurie de course, des vignes et un château) viens voir, tu vois ça, c’est les sujets des examens, tu les veux ? OK, mais motus, hein ! 500.-
– Solfagari, (un riche Iranien de l’entourage du Shah) pour 500 francs ils sont a toi, fais gaffe, c’est l’unique exemplaire.
– À son frère Hachem, tu vois ce que je tiens là. Exact, cc sont les sujets des examens. Tu les veux ?
– Oui, bien sûr. T’en veux combien ?
– Pas chère, juste ta montre Omega en or. (il y a longtemps que je lorgne dessus).
– Là t’es dur, elle vaut 5000 fr.
– Tu t’en payeras une autre, mais ces papiers pour réussir tes examens, tu ne pourras pas en avoir d’autres. Alors tu te décides ?
2000 francs et une montre en or, bonne pioche. Je vais devoir faire attention, lorsqu’ils vont se rendre compte que chacun a payé un exemplaire soi-disant unique.
Faut prendre des risques de temps en temps.
En trichant, ils ont tous réussi les épreuves. Certains ont bien tenté de me faire rendre le pognon, mais…
– Si vous me faite chier, je dénonce la magouille au directeur, et nous plongeons tous.
– Le calme est finalement revenu, à la fin de la semaine chacun a regagné son pays respectif, diplôme en poche. Les pères sont satisfaits.
Je ne les ai jamais revus, ni Rose non plus, d’ailleurs.
Adieu Rose. Comme tu vois, je ne t’ai pas oubliée, tu es là, pour toujours, dans les mémoires de ma vie.
********************
22 ans, un métier, des diplômes, je peux rentrer me reposer chez mon père, goûter à la liberté.
Je suis de plus en plus souvent aux Pâquis, le quartier chaud de Genève. Mon père y possède un immeuble avec un appartement, un dépôt de meubles anciens et un atelier de restauration de meubles et de tableaux. Au rez-de-chaussée, une grande halle ayant servi dès 1910 au montage de la voiture suisse de luxe « Pic-Pic » du nom de ses propriétaires Pictet et Piccard.
Pour le moment Tobias, qui fait aussi du commerce de voitures d’occasion, y gare une vingtaine de véhicules, principalement des Américaines rutilantes sous leurs chromes, une Dodge bricolée en dépanneuse et un vieux camion Ford V8 rouge et jaune de Coca-Cola. Vous voyez le topo, le Graal pour apprendre à conduire.
Je passe mon permis de conduire avec une superbe Studebaker Champion 1950 à la carrosserie en forme d’avion prêtée par mon père.
L’inspecteur des autos, subjugué l’examine sous toutes ses faces, s‘assied à mes côtés et me dit…
– Allons faire un tour dans la campagne genevoise.
Direction Sézegnin, où nous nous arrêtons au Renfort, café bien connu des Genevois pour boire 3 dl. de blanc.
– Je peux la conduire pour le retour, me demande l’inspecteur en s’installant fier comme Artaban sur le siège du conducteur ?
– Oui, bien sûr.
J’ai obtenu mon permis de conduire pour véhicule léger jusqu’à 3500 kg. pour 3 dl de blanc.
Le soir-même, Tobias mon père, m’invite à La Perle du Lac, au restaurant de L’Orangerie, pour fêter mon permis de conduire.
« Champagne, foie gras, côte de bœuf et comme dessert le top du top, une omelette norvégienne ».
Entre deux bouchées, – Tobias, je n’ose plus l’appeler papa – prend un air sérieux et me parle de ses affaires, je l’écoute distraitement.
– Maintenant t’es un homme mon fils, certes inexpérimenté, mais je vais améliorer ton éducation. Je vais t’apprendre la vraie vie… moi.
Là, je tends une oreille.
– Blaise, jusqu’à maintenant tu n’en as pas foutu une rame, oui je sais tu as étudié et obtenu des diplômes. Ça va changer, dorénavant tu bosses pour moi. Ta période d’apprentissage débute à l’instant. Je vais te mettre au courant de mes affaires, elles sont un peu compliquées, mais tu apprendras vite.
Quelques conseils, tout d’abord, sache que quand tu ne sais pas faire quelque chose, il y a toujours quelqu’un qui sait le faire et qui pourra le faire à ta place, il suffit de le payer suffisamment.
Je n’oublierai jamais cette première recommandation.
La seconde me surprend un peu…
Là je tends les deux oreilles.
– Sois discret, ne parle à personne de nos affaires. Je t’expliquerai.
Je me souviens d’avoir souvent entendu mon grand-père prononcer cette maxime sibylline pour moi :
« Lorsqu’il y a un flou, il y a un loup ».
Elle me revient immédiatement à l’esprit. Tout ce qui concerne mon père a toujours été flou, mais j’étais un enfant, et ne me suis jamais posé sérieusement la question. La seule fois où j’ai demandé à ma mère des éclaircissements, après l’histoire des Dinky Toys, sur la profession de mon papa, elle a hoché gravement la tête en mettant un doigt sur sa bouche.
Cette fois, je suis au pied du mur, je vais savoir. Je suis tout de même légèrement inquiet.
– Demain, c’est dimanche, il n’y a personne, viens à 8 heures, je te ferai visiter mes locaux, tu comprendras.
À 7 heures 30, je suis devant l’imposante entrée des anciennes halles Pic-Pic du 32 rue des Buis.
Une discrète boîte aux lettres au nom des :
« Etablissements T. Le Wenk » signale le propriétaire actuel des lieux.
8 heures pile, Tobias arrive dans une puissante Packard vert émeraude.
– Salut Blaise.
– Salut papa.
Pas d’autre effusion familiale, Tobias est plutôt réservé sur ce genre de démonstration.
– Je vais ouvrir la porte du garage. Toi tu rentres la voiture. Attention c’est une automatique.
– Je n’ai jamais conduit une automatique, comment je fais ?
– Tu ne fais rien, puisque c’est automatique.
Je m’installe au volant, enfoncé dans l’énorme siège de cuir, je ne vois même pas l’avant de la voiture. Merde… il n’y a que deux pédales ! Et une grosse poignée chromée à la place des vitesses habituelles. Les positions du sélecteur sont repérées par les initiales des termes anglais correspondants : P : pour véhicule en stationnement, R : pour marche arrière, N : pour point mort, D : pour marche avant normale. Mais ça je ne le sais pas encore.
Je pousse la poignée sur N et appuie sur la plus grosse pédale, la Packard fait un puissant soubresaut et cale. Mon père lève les bras au ciel... tu vas me péter le moteur comme ça...
– Levier sur D (drive) et doucement sur la petite pédale de droite. Voilà... avance doucement et tu la gares là...
Ouf… j’en transpire, et maintenant ?
– Levier sur N – tire le frein à main. Tourne la clé et arrête le moteur. T’as vu c’est facile.
Facile... facile... faut quand même comprendre l’anglais !
– Allez, commençons la visite. Là, comme tu vois le garage des véhicules, au fond un atelier de réparations. En fait on ne répare pas beaucoup, on maquille juste pour que ça roule sans bruit. (faut juste mélanger de la sciure avec l’huile du pont arrière) J’ai un très bon mécanicien et un carrossier qui vient sur demande.
– Attention… maintenant je te livre tous mes secrets.
– J’ai parfois des commandes un peu spéciales, pour des clients spéciaux, il s’agit de modifier la carrosserie et le réservoir, oui avec un double réservoir étanche à l’intérieur de celui d’origine, pour ça il faut des Américaines avec de gros réservoirs, c’est pour de la contrebande.
– De la contrebande de quoi ?
– Je n’en sais rien, ce n’est pas notre problème.
Nous montons au premier, avec un monte-charge grinçant qui date du début du siècle.
– Là c’est l’étage des meubles, c’est une de mes spécialités, j’ai fait un apprentissage de restaurateur de meubles anciens, mais maintenant je suis antiquaire et j’en fais le commerce, ça paye mieux. J’emploie deux ébénistes et un apprenti. Ces meubles sont très prisés aux États-Unis, ils se vendent 2 à 3 fois le prix d’ici, et j’ai un correspondant à New York. L’astuce il ne me paye pas en $, mais en voitures Américaines d’occasion, qui elles sont très demandées actuellement en Suisse et en France.
– Une question papa ? Tu les achètes où tous ces meubles anciens, c’est quand même une denrée rare ?
– Je ne les achète pas, je les fabrique ici.
– Ce n’est pas difficile, de temps en temps je vais à Fribourg et dans le Valais, je visite les paysans, ils veulent tous se débarrasser de leurs vieux meubles, lits, armoires, tables, buffets, etc. en noyer, cerisier ou en chêne. Je leur échange contre des meubles modernes en Formica, bien plus facile à entretenir. Comme ça tout le monde est content. Le prochain voyage tu viens avec moi, on part avec le camion chargé de meubles Formica et on revient avec du lourd en bois d’arbre.
– Tu comprends… c’est avec ces bois anciens que nous fabriquons des meubles du 18ème, les plus rares et les plus chers. Comme ça, ils ne sont seulement qu’à moitié des faux… t’es d’accord !
– Eh… ben oui, je pense que oui.
– Et les Américains n’y voient que du feu, même avec expert, je connais les anciennes méthodes de fabrication. Pas de scie électrique, pas de colle, uniquement des assemblages en queue d’hirondelle et des tourillons.
– Il y a aussi les ventes aux enchères et les révisions entre les antiquaires de la place. Là il y a du fric à se faire. C’est un peu plus compliqué, on verra ça plus tard.
Voilà, je t’ai fait faire le tour du propriétaire, un jour c’est toi qui prendras les rênes à ma place, si tu es prudent…
– Une dernière chose. Referme la porte du garage et viens.
Nous parcourons 200 mètres dans la rue Rothschild. Un ancien immeuble délabré aux volets fermés, de 4 étages, il n’y a personne pour le moment. Tobias sort un trousseau de clés et ouvre la porte d’entrée. Devant nous un escalier en colimaçon à la barrière branlante, je grimpe, arrivé au premier, une solide porte neuve, avec trois serrures. Tobias l’ouvre et nous pénétrons dans un local sombre sans fenêtre.
– C’est quoi cet endroit ?
Lumière... Une grande salle, et des tables recouvertes de drap blanc, avec de confortables chaises capitonnées en velours rouge.
– C’est un cercle de jeu… clandestin.
– Roulette, Black Jack, 4x21 aux dés. Pas de poker, trop dangereux avec des professionnels parfois violents.
– Non de D… je n’en crois pas mes yeux.
– L’immeuble et cette salle, je les ai gagnés au jeu de même qu’une part dans la patinoire Krieg, tu te rappelles… je l’ai d’ailleurs revendue, car j’ai appris que la ville allait construire une patinoire artificielle aux Vernets en face de la caserne.
– Quand un joueur n’a plus d’argent, il joue ses biens ou il les met en gage sur une avance de fond.
– C’est moi le banquier qui avance la somme, et s’il ne me rembourse pas dans les délais, je garde le gage. Je suis en général très arrangeant et je n’use que rarement d’intimidation.
– Mais maintenant je ne joue plus, pas le temps. Je paye des professionnels, tu te souviens de ce que je t’ai dit… la première règle.
Ce n’est pas tout, assez parlé, c’est dimanche, allons nous taper la cloche, tu aimes la paella et les tapas, je connais un super resto espagnol à la rue de Neuchâtel.
– Oui… oui, bien sûr.
Je n’ai plus les idées claires, par contre ce qui est clair, c’est que les affaires de mon père sont troubles. Le loup est vraiment gros.
C’est ainsi, que je suis entré de plain-pied en tant qu’apprenti de la vraie vie, dans les établissements de Tobias Le Wenk mon père.
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