Tobias a tenu à m’accompagner, avec un de ses amis avocat - Me Barreau.
– On ne sait jamais, avec la justice ! Raconte-lui rapidement ton histoire.
– Tu n’as rien avoué d’illégal ?
– Non, uniquement le transport de cette satanée bobine.
– D’accord, je vais demander la relax.
Nous entrons dans la salle d’audience du tribunal. Il n’y a personne. Petit moment d’inquiétude, c’est pourtant bien le bon jour, je n’ai pas reçu de convocation officielle.
Deux gendarmes arrivent et se tiennent debout de chaque côté de la porte.
Le juge entre, accompagné de deux assesseurs, excusez notre retard. Levez-vous par déférence pour la justice. Tu parles....
– Asseyez-vous, je vous prie.
Les voilà qui ouvrent leurs dossiers et se plongent dans une lecture studieuse en apparence...
– Vous êtes bien Monsieur Blaise Le Wenk.
– Oui, Monsieur le Juge. - J’ai envie de lui demander s’il a passé de bonnes vacances - .
Je lis que vous êtes ici pour avoir participé à un vol de cuivre sur le chantier de « Swissélecticité » dans la nuit du 25 janvier 195.......
– Permettez Monsieur le juge - Me Barreau, je représente mon client Blaise Le Wenk. Je lis dans le compte rendu de l’interrogatoire de la police de Genève et de Lausanne, que mon client a seulement admis avoir transporté une bobine de câble. Il ne pouvait en aucun cas soupçonner que cette bobine était volée, et en tant que transporteur, il ne peut être rendu responsable de la provenance de la marchandise transportée. C’est pourquoi je demande la relax.
– Hummm... le juge se penche à droite et à gauche vers ses assesseurs, leur murmure quelques mots dans l’oreille.
– Veuillez attendre, la cour se retire quelques instants pour délibérer.
– T’inquiète pas, tu vas te sortir de ce mauvais pas, me dit Me Barreau.
Ah... là, là… ils en mettent un temps pour ce décider.
La porte du fond s’ouvre enfin, les trois personnages en robe rouge entrent imperturbables, s’assoient, raides comme la justice de Berne.
– Après délibération, la cour du tribunal de Nyon, estime le prévenu coupable de complicité de vol, et le condamne à 3 mois d’emprisonnement avec sursis durant 3 ans. Vous êtes libre pour cette fois Blaise Le Wenk.
Bangggg...
– Merde, quand même 3 mois avec sursis et 15 jours de préventive. Tout ça pour 1000 balles. – je le savais que c’était une connerie –.
C’est quand même pas cher payé pour tout les brigandages que j’ai commis.
Cette fois, je suis au pied du mur, va falloir que je me range. Fini les casses, et les coups douteux. D’ailleurs il n’y a plus de Gary et José est reparti au Portugal avec un pécule suffisant pour se construire une baraque.
Fini la rigolade : Faut que je me tire à l’étranger et que je trouve un travail sérieux, sinon ça va mal finir.
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Je devrais chercher un emploi, mais… mais… bref, j’atermoie, je me presse lentement, comme on dit chez nous. C’est que la décision est d’importance. Les premiers pas de totale liberté, le plongeon dans la vie d’adulte, le moment où tous les possibles sont possibles, en général cela ne se produit qu’une fois, vaut mieux ne pas se louper. Et ça engage, ça demande réflexion, et la réflexion c’est pas mon fort, je serai plutôt du genre « pile ou face » surtout si l’enjeu est capital.
En attendant, je me rends de plus en plus souvent dans un lieu très connu dans les années 50/60 « L’ESTAMINET SAINT-GERMAIN ». En haut de la Grand Rue dans la vieille ville de Genève. Le patron René, le chien Ubu.
S’y retrouvent Brassens qui vient de faire son premier Olympia, les futurs cinéastes suisses Michel Soutter et Alain Tanner, les jumeaux Tissot qui ne s’appellent pas encore Viala, le futur dramaturge et romancier et son frère “Poyo“, l’anar libertaire. Jean dit le capitaine – il a fait un aller-retour – Le Havre -Valparaiso sur un cargo de la flotte marchande suisse. Il y a aussi Léon, Jean-Charles, Chiffon, Marie et d’autres dont le nom m’échappe, mais pas leurs visages, gravés pour toujours dans ma mémoire.
Pour l’heure nous ne sommes que des petits cons, nous évertuant à faire les conneries les plus extravagantes possible, rien que pour faire les malins.
Un matin, les quidams se rendant au travail observeront en ricanant…
– Quelle bande de cons …
Une bande de lurons en smoking et haut de forme buvant du champagne dans la fontaine de la Place du Molard de l’eau jusqu’au cou.
Une autre fois, les longues nattes noires de Marie, ma copine, coupées à ras la nuque serviront de perruque au mannequin se trouvant à l’entrée de L’Âge d’Or de la Rue Rousseau, première pizzeria de Genève.
Brassens avec qui nous partagions un soir une fondue et quelques décis de blanc, s’inspirera de nos frasques et écrira sur la nappe de papier les premières lignes d’une de ses chansons qu’il ne mettra à son répertoire que quelques années plus tard. Je ne résiste pas à vous en donner le texte complet.
Le temps ne fait rien à l’affaire
Quand ils sont tout neufs
Qu’ils sortent de l’œuf
Du cocon
Tous les jeunes blancs-becs
Prennent les vieux mecs
Pour des cons
Quand ils sont d’venus
Des têtes chenues
Des grisons
Tous les vieux fourneaux
Prennent les jeunots
Pour des cons
Moi, qui balance entre deux âges
J’leur adresse à tous un message
Le temps ne fait rien à l’affaire
Quand on est con, on est con
Qu’on ait vingt ans,
Qu’on soit grand-père
Quand on est con, on est con
Entre vous, plus de controverses
Cons caducs ou cons débutants
Petits cons d’la dernière averse
Vieux cons des neiges d’antan
Vous, les cons naissants
Les cons innocents
Les jeun's cons
Qui n’le niez pas
Prenez les papas
Pour des cons
Vous, les cons âgés
Les cons usagés
Les vieux cons
Qui, confessez-le
Prenez les p’tits bleus
Pour des cons
Méditez l’impartial message
D’un type qui balance entre deux âges
Le temps ne fait rien à l’affaire
Quand on est con, on est con
Qu’on ait vingt ans,
Qu’on soit grand-père
Quand on est con, on est con
Entre vous, plus de controverses
Cons caducs ou cons débutants
Petits cons d’la dernière averse
Vieux cons des neiges d’antan.
Peut-on mieux dire… maintenant que je suis moi-même devenu un con des neiges d’antan – je me délecte encore de chaque mot.
Mais la belle vie ne peut pas durer éternellement, enfin pas pour tous. Pour l’instant je profite encore des largesses de mon père… merci papa. Appartement, une voiture et beaucoup d’argent gagné, pas très honnêtement j’en conviens.
Après quelques mois de ce régime, et deux ou trois grosses conneries, je dis stop Blaise – tu t’endors, faut te reprendre.
Aussi-tôt dit, aussi tôt-fait, je décide de chercher du boulot, chose facile à cette époque, mais rester en Suisse c’est chiant. Le monde entier s’offre à moi, mais le monde c’est vaste, où aller ?
Laissons faire le destin, j’aime bien… et ça évite de prendre des décisions, je me rends chez Danzas voyagiste rue du Mt.Blanc et demande à la préposée aux dés !! de m’indiquer une destination ne nécessitant aucun visa, j’ai plus le temps, un départ rapide, au plus quelques jours et pas trop onéreuse ?
– Vous avez ça en main ?
Elle lance les dés, non pipés !
Sortent : Casablanca — Alger — Dakar… Les dés sont jetés, quelques minutes d’hésitation et…
– Allons pour Alger, simple course -1er Classe. Vous avez un prospectus ?
– Mais oui, voilà, avec votre billet – départ dans 3 jours à Marseille, embarquement sur le « VILLE D’ALGER » de la Cie Générale Transatlantique. Nous vous souhaitons un très bon voyage, merci et au revoir, monsieur.
Je ressors un peu abasourdi, cette fois les jeux son faits, quand faut y aller, faut y aller. Je prends le train demain matin, mais avant vite une dernière virée à L’Estam… pour annoncer la nouvelle aux copains et payer ma tournée d’adieu.
C’est l’instant où le destin m’attendait, j’ai déjà eu l’occasion de vous en parler, Marie… mon amie, plutôt une copine, pas encore couché… tout, mais pas ça, elle ne veut rien savoir.
Je ne croyais pas que c’était du sérieux, mais elle oui… apparemment.
Belle fille, cheveux noir jais coupe garçonne, obligatoirement, c’est à elle que nous avons coupé les nattes un soir de bringue. Marie a 24 ans, Bretonne, née à Nantes d’une mère algérienne, kabyle, je crois, et d’un père français quartier-maître dans la marine militaire. Orpheline de guerre, ses parents ont été tués lors du grand bombardement de Nantes en 1943 qui fit des milliers de victimes.
C’est tout ce que je sais d’elle, et n’en saurai jamais plus. Ah oui… elle est vierge, mais j’ai pas vérifié. Vous vous rappelez, elle habite dans le même immeuble que moi au 5 rue Gauthier. Nous nous sommes connus dans l’ascenseur. L’accident de voiture, mes confidences un soir de déprime, etc.
Ce soir-là, après de nombreuses tournées et un « Ce n’est qu’un au revoir » chanté par l’assemblée de potes, je sors de L’Estaminet accompagné de Marie qui n’a pas pipé mot de la soirée, j’essaie d’être tendre avec elle, me disant que c’est peut-être la dernière occasion de conclure, oui… je sais, mais que voulez-vous à cet âge-là, on est un peu con (voir ci-dessus), on ne pense qu’à ça.
– Allez viens, allons finir cette dernière nuit chez moi.
– Tu m’aideras à faire mes valises.
Silence… aucune réponse, je vois bien qu’elle gamberge.
– Et puis demain matin tu m’accompagneras à la gare.
Elle me jette un regard étrange.
– Bon d’accord, je viens chez toi, mais faut qu’on parle, j’ai quelque chose d’important à te dire.
Là… j’aurai dû me méfier, mais non, obnubilé par la perspective de la partie de jambes en l’air qui s’annonce, je me dis, ouf… le plus dur est fait.
– Allez, rentrons vite, ne perdons pas de temps – taxi.
Après un court échauffement… dans le taxi, puis dans l’ascenseur, nous voilà à pied d’œuvre, comme dans les films, je repousse la porte du pied, mes mains étant occupée ailleurs… tente de lui enlever son pull à col roulé, qui résiste, Marie aussi d’ailleurs.
– NON… non, attends, je dois, absolument te parler… avant.
Merde, l’effet de surprise est foutu, en plus, parler va m’endormir, la soirée a été dure, et il est presque 1 heure du matin.
Brusquement, me saisissant les mains, Marie prononce d’une voix solennelle – est-ce que tu m’aimes ? Réfléchis bien, c’est sérieux.
Ouh… là là… la tuile.
– Oui, bien sûr, mais… mais… tu sais bien que je pars demain, alors !!
– Alors… justement, je suis vierge, et je ne vais pas coucher avec toi, qui pars et qui m’auras oublié vite fait, non… non… pas comme ça.
– Voilà ce que je te propose – tout d’abord, sache que je t’aime, oui… je suis amoureuse pour la première fois. Je t’aime éperdument, depuis notre première rencontre, dans l’ascenseur. Alors, réponds-moi… m’aimes-tu aussi ?
Je suis pris de court, je ne l’avais pas vu venir celle-là. Jusque-là, les histoires d’amour, je les fuyais comme la peste, des amourettes oui, mais pas plus loin.
– Oui… je t’aime, là… mais comme tu viens de le dire, je pars, et pour longtemps, alors à quoi rime ces « je t’aime » !
– Tu vas comprendre, si tu m’aimes comme je t’aime, alors je pars avec toi.
– Quoi… qu’est-ce que tu dis, ça va pas, t’es folle ou quoi ! c’est pas possible, non… non… et non. J’ai déjà mon billet, je pars demain pour l’Algérie et là-bas je n’ai même pas de boulot.
– Écoute, j’insiste, je suis bien décidée à t’accompagner, je te laisse réfléchir, tu as toute la nuit pour ça, pour le moment je rentre chez moi.
Cette nuit mon sommeil fut court et agité. L’amour, l’inconnu, le grand départ, c’était trop, je me réveille vers 8 heures, avec un étrange sentiment fait d’impatience et de crainte. Je me vide la tête en préparant mes bagages – un grand sac en forte toile de la marine US fermé par un cadenas, c’est sans fond, on peut en entasser là-dedans. Une fois terminé, le sac est plein, je fais un essai de le balancer sur mon épaule, il n’y a pas d’autre moyen de le porter, c’est lourd, pas très esthétique, mais ça ira.
J’ai également prévu par prudence une large ceinture en cuir souple avec plusieurs poches, pour les papiers, l’argent, les billets, etc. que je serre autour de ma taille à même la peau. Voilà c’est tout, je préfère voyager léger.
Allez, un dernier regard dans les pièces de l’appartement, je tire la porte et appelle l’ascenseur. C’est l’instant où surgit la question qui me taraude l’esprit, malgré moi – Marie. ?
Le choix est simple, cela dépend uniquement sur quel bouton je vais appuyer – l’amour au 4ème, ou la fuite en douce au rez.
Merde… merde… de merde, cette fois je dois prendre une décision, diriger mon doigt vers le bon bouton et appuyer – c’est tout – pas de destin, personne pour lancer les dés, le choix est simple – bon sang que c’est embarrassant.
Je n’arrive pas à me décider, je ressors de l’ascenseur pour réfléchir encore un instant. Finalement, je me dis que ça m’engage en rien, je descends à pied les 3 étages et sonne chez Marie.
Elle ouvre, fraîche et souriante.
Je reste sur le palier, tétanisé et muet, puis je me décide.
– Viens avec moi, on va prendre le petit dèj. au buffet de la gare. Appelle un taxi, mon sac est lourd.
1/4 d’heure plus tard nous sommes attablés en première classe devant un copieux petit-déjeuner. Nous nous regardons sans rien dire, un peu gênés, puis, dans un même ensemble… sort un – Alors – nous en rions, l’atmosphère se détend et commençons à bavarder de choses et d’autres, évitant d’aborder « la question ».
Croissants avalés, tasses de café vidées, des miettes sur la table – je me lance, tu es toujours décidée à me suivre au bout du monde ? La réponse fuse.
– OUI… oui… oui.
– OK… voilà ce que je te propose ;
Mon bateau le « VILLE D’ALGER » quitte Marseille samedi 30 octobre à 16 heures. Je serai dans la salle d’attente de la Cie Gle Transatlantique, au port autonome, je t’y attendrai, si tu n’es pas là, j’embarquerai seul.
Pas d’autre effusion, je l’embrasse, et part sans me retourner, mon sac sur l’épaule, en direction de la douane française de la gare Cornavin.
C’est ainsi que ce samedi 30 octobre 1954 à midi, je me trouve assis sur mon sac de marin devant les bureaux de la Cie Gle Transatlantique à Marseille, attendant l’arrivée hypothétique de Marie avec une légère pointe d’exaspération.
– Dans quel guêpier me suis-je fourré ?
“ La belle vie c’est fini.
Vive ma nouvelle vie
Je te salue Marie,
Toi ma nouvelle amie
Partons ensemble sur ce beau navire
Construire notre vie en Algérie “.
Marie en 1954
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