lundi 22 février 2016

8°- AURÉLIE PRINCESSE DES SABLES

         
Assis dans le taxi qui me transporte rue d’Isly à hauteur de l’impasse Blanchard où se trouve l’hôtel Marta, je me souviens de notre arrivée pleine de rêves et d’espoir il y a un peu plus d’un an.  
Depuis, que de déceptions et de malheurs. En ce jour de Noël, je suis complètement déprimé par toute cette suite d’événements tragiques.
Il faut que je me ressaisisse, pour offrir à Marie autre chose qu’une tête d’enterrement.   
– Chauffeur… tu peux me conseiller un endroit pour aller passer une semaine de vacances ?
– Oui, dans la ville où je suis né, c’est la plus belle d’Algérie.
– Comment s’appelle cette ville ?
– Laghouat, c’est à 430 km d’ici, une oasis à la porte du désert. Mes parents y habitent encore.
Je réfléchis… quelques jours de dépaysement dans cette grisaille ne seraient pas pour me déplaire.
– Et, comment s’y rend-on ?
– Il y a un train à voie étroite, il met 20 heures quand tout va bien ou en voiture par la N.1. Il y aussi le cheval comme dans le temps, une expédition de 5 à 6 jours.
– Et en taxi… combien tu me demandes pour ce voyage.
Le voilà qui enlève sa casquette, se gratte la tête, la remet, de travers, et se retourne vers moi, avec un grand sourire.
– Stop, arrête le taxi, je descends là.
– Non… non… attends, voilà, si tu es d’accord, je t’y emmène, ça me donnera l’occasion d’aller visiter mes parents. 
– Ah oui, et combien va me coûter la visite de tes parents ?
– Rien, gratis, tu me payes juste la benzine, la voiture m’appartient.
– Non, je ne peux pas, et je ne suis pas seul, il y a encore ma fiancée.
– ça va… ça va, pas de problème, deux, trois ou quatre, c’est pareil, avec la 403 c’est du 10 lt au cent/kil, je t’assure.
Vraiment, je suis tenté, et quelle belle surprise pour Marie.
– Bon d’accord, quand peut-on partir ?
– Demain matin 10 heures, je viens vous prendre ici. 
– Au fait, je m’appelle Blaise Le Wenk et toi c’est comment ton nom ?
– Hakim Nourredine.
– Hakim… je te remercie, à demain.
Je descends du taxi, en me demandant si Hakim le chauffeur de taxi ne m’a pas raconté une histoire, mais alors dans quel but — au fait, je ne lui ai même pas payé la course. 
Je saute quatre à quatre les escaliers de l’impasse Blanchard, pénètre en coup de vent dans l’hôtel Marta, où comme d’habitude, Mariii est assis derrière le comptoir.
– Salut Marii, comment vas-tu, Bon Noël.
– Me… me… merc…
Il est brusquement interrompu par Marta sa douce moitié ! qui me répond depuis sa cuisine.
– Bon Noël M. Blaise… vous êtes attendu là haut ! — Pauvre Mariii, écrasé par sa plantureuse épouse.
Je monte l’escalier à toute vitesse, entre en coup de vent dans la chambre 22 ou Marie étendue sur le lit tout habillée, dors profondément.
Au bruit de la porte, elle se réveille, s’asseye sur le bord du lit en me regardant avec tristesse, les larmes aux yeux.
– j’ai cru que tu ne viendrais pas.
Je me penche sur elle, et la prends dans mes bras en cherchant ses lèvres, nous nous embrassons fougueusement, désespérément.
 – Je suis là maintenant, et nous allons rester ensemble toute une semaine. Sèche tes larmes, et fais-toi belle, je t’invite à un repas de Noël en amoureux à l’Aletti.




En 10 minutes nous sommes rendus aux 5 étoiles de la rue Alfred Lelluch, le restaurant est bondé, même avec beaucoup d’insistance et une proposition de pourboire, le maître d’hôtel ne parvient pas à nous trouver la moindre petite table. 






 


Tout ce que compte l’Algérie de riches colons est là avec femme et enfants. L’orage gronde, mais… comme les 3 singes, ils préfèrent se…




Tant pis, ce n’était pas une bonne idée, nous remontons par la rampe Bugeau en direction de la grande poste, là avisant un taxi je lui fais signe.
– Pour un bon repas, tu connais.
– Pas de problème, montez, je vous conduis à La Grande Brasserie de Bab el Oued — vous connaissez ?
– Non, pas du tout.
Comme il n’y a pas de circulation, nous y sommes en quelques minutes. Le chauffeur se gare devant l’entrée, à côté d’un cinéma dont je ne me rappelle pas le nom.
– Voilà, c’est là… attendez je descends avec vous, je connais le patron. Nous pénétrons à sa suite, l’immense salle est pleine, un brouhaha intense s’élève des tables. Nous restons un moment à l’écart, le temps que notre taximan revienne avec le patron.
– C’est bon, il va vous trouver une place. Bonne soirée, vous verrez, vous ne serez pas déçus.
Je lui paye le double du prix de la course et le remercie chaleureusement. Décidément, les chauffeurs de taxi d’Alger sont vraiment serviables.
Nous suivons notre hôte, qui nous installe rapidement une table, au fond de la salle, sous d’immenses tableaux représentant des poissons et autres habitants des profondeurs. Avec ça pas besoin de demander la spécialité de la maison !
Nous optons pour une paëlla. Mamamia !!! quel plat, je m’en souviens encore plus de cinquante ans après. 
Autour de nous, ce n’est pas le silence feutré des salons de l’Aletti, les gens s’interpellent d’une table à l’autre en “ pataouète “ la langue vivante de Bab El Oued que j’entends pour la première fois, un mélange d’Espagnol, d’Italien, de Français et d’Arabe. Cette soirée de Noël à la Grande Brasserie me réconcilie avec le petit peuple "pieds noirs" d’Algérie. Nous rentrons à pied, par le front de mer, et arrivons tard dans la nuit à l’hôtel Marta. 
Fatigués, nous nous endormons rapidement. 
Je me réveille difficilement à 9 heures après une nuit agitée. Je n’ai encore rien dit de mes projets de voyage à Marie, je veux lui faire la surprise.
– Marie, réveille-toi, habille-toi et prépare tes bagages, nous avons un rendez-vous à 10 heures.
– Quoi… où allons-nous ?
– C’est une surprise, fais vite.
Vu l’imprévu de cette expédition, nos bagages se résument eu deux sacs de voyage, contenant des habits de rechange et nos effets de toilette.
Nous nous rendons au bar de la rue d’Isly, prendre un café-croissant, je surveille du coin de l’œil, l’arrivée de la 403 d’Hakim. À 10 heures pile, le voilà qui se gare devant le bar, je sors et lui fais signe de venir prendre un café.
– Hakim, je te présente Marie ma fiancée. — plus bas à l’oreille – elle ne sait encore rien de nos projets, je veux lui faire la surprise.
– Marie, voilà Hakim, chauffeur de taxi. Il nous emmène faire une balade.  
– Hakim, c’est quand tu veux.
Nous nous installons à l’arrière de la 403, nous sortons de la ville et traversons la plaine de la Mitidja direction Blida, depuis là, cap plein Sud par la N.1 et les gorges de la Chiffa que j’ai déjà parcourues en camion avec Mouïa le pilote F1 du domaine, lors de mon premier voyage à Affreville.
Cette fois, nous avons le temps d’admirer le paysage. Vers midi nous atteignons Médéa où Hakim arrête la voiture à l’entrée de la ville devant un petit restaurant que je reconnais instantanément, c’est là que j’ai dégusté avec Mouïa le plus merveilleux des couscous.
Nous descendons tous de voiture, et pénétrons à l’intérieur ou seule une table est occupée par un chauffeur routier et son graisseur
À peine installés, le patron nous sert le thé traditionnel bouillant. Je commande le célèbre plat et en l’attendant nous discutons du voyage, dont je dévoile seulement à cet instant le but final — Lagouhat, l’oasis aux 40.000 palmiers à 430 km. Marie ouvre de grands yeux étonnés.
– Mais, ça va durer combien de temps ?
– Une semaine, dimanche prochain nous serons de retour à Alger.
Marie reste stupéfaite, puis manifeste sa joie en me sautant au cou.
– Merci, pour une surprise, c’est une surprise, puis elle réalise soudain que nous nous déplaçons en taxi. Je lui explique, alors notre arrangement avec Hakim, ce qui ne la rassure qu’à moitié, elle le regarde incrédule,
– C’est vrai ! mais pourquoi ?
– C’était une occasion pour moi, de retourner dans mon pays et de voir mes parents, et puis à vous je peux le dire, avec ce qui se prépare avec le FLN, j’aurai bientôt plus de travail, l’essentiel de ma clientèle se compose d’Européens, et j’ai comme l’intuition que dans un temps pas très éloigné, il y en aura de moins en moins. — Il ne croyait sans doute, pas si bien dire, moins de deux ans plus tard, la situation à Alger était devenue extrêmement dangereuse, principalement pour les Arabes qui commerçaient avec les Européens.
Difficile d’aborder ce genre de question en public, heureusement le plat de couscous fumant arrive à point nommé. 
Le patron prévenant a même prévu assiettes et couverts pour nous. Nous nous délectons de ce couscous régional, et en mangeons plus que de raison, dans une ambiance chaleureuse. Après un bon café, je paye le repas, et nous embarquons dans la 403.
Prochaine étape le Ksar de el Boukhari à 100 km, heureusement la N.1 est asphaltée et assez bien entretenue, ce qui est une performance dans ces massifs montagneux. À el Boukhari, Hakim s’arrête juste pour faire le plein, je lui propose de le remplacer au volant, mais il refuse, c’est que se ça Pigeott il la soigne, la bichonne, la cajole, d’ailleurs il n’arrête pas de lui parler.
– Tu comprends, j’ai travaillé 10 ans chez un patron pour me la payer, et je n’ai pas de casco, trop cher.
Les 100 prochains km sont couverts d’une traite, il fait nuit, lorsque nous arrivons à Aïn Oussera, Hakim décidément infatigable veut continuer jusqu’à Djelfa au cœur de l’Atlas saharien, 100 km plus au sud.
Marie et moi nous nous endormons sur la banquette arrière. C’est le silence du moteur qui nous réveille, Hakim n’est plus derrière son volant, la voiture et arrêtée, il fait une nuit sombre et froide d’hiver. Pas trop rassuré, je bloque les portes — toc… toc, Hakim me fait signe d’ouvrir. – Nous sommes à Djelfa, si vous êtes d’accord, on peut manger et dormir ici, c’est un hôtel typique de premier ordre, je connais le propriétaire.
Après que Hakim ait garé sa précieuse berline dans une cour intérieure, nous allons tous nous installer dans une petite salle où on nous sert des côtelettes d’agneau et de la purée de patate douce. Fatigués, nous ne traînons pas à table, et gagnons rapidement notre chambre, nous laissons Hakim parti dans une grande discussion en arabe avec le patron de l’hôtel Nails.
Le lendemain, au réveil, je tire les rideaux, et là surprise, il neige et la ville est recouverte d’un manteau blanc. Nous nous habillons chaudement et descendons prendre le petit-déjeuner. Hakim est déjà là, l’air inquiet.
– Vous avez vu l’état de la route, et j’ai des pneus pas terribles. Nous allons attendre que le passage des camions évacue la neige, car ici, inutile de vous dire qu’il n’y a pas de chasse-neige.
– Si tu veux, je peux conduire, je viens de Suisse, j’ai l’habitude de la neige. Pour tes pneus, je te suggère d’en faire monter des neuf, des Michelin un peu dégonflés, ils tiennent bien sur la neige. Il doit bien y avoir un garage dans cette ville. Tu pourras toujours finir les vieux à Alger. 
Hakim fait la grimace, et part se renseigner auprès du patron de l’hôtel. Lorsqu’il revient, il nous fait part des dernières nouvelles.
– La radio annonce de la neige pour plusieurs jours. Il y a un garage pas très loin d’ici, restez là, je vais aller voir s’ils ont des pneus neufs.
À l’intérieur il fait très froid, il n’y a probablement pas d’équipement de chauffage, heureusement une jeune Berbère vient nous chercher et nous emmène dans un petit salon où une cheminée est allumée, en l’absence de fauteuil nous nous étendons parmi de gros coussins directement sur l’épais tapis de laine. 
Apparemment nous sommes les seuls clients de l’hôtel, la petite serveuse nous apporte deux verres sur un plateau incrusté d’argent et nous sert le thé à la menthe fumant traditionnel. J’allume une cigarette et caresse la joue de Marie en la regardant amoureusement, je m’arrête là, sachant que ce genre de démonstration en public, n’est pas bien admis chez les musulmans. Nous restons là, à deviser gentiment, enfoncés dans les couffins comme des pachas. 
En milieu de matinée, Hakim revient vêtu d’un chaud burnous de laine, il a fait monter des Michelin neufs et fixé les quatre pneus usagés sur le porte-bagage de la 403.
Nous prenons encore une petite collation devant la cheminée. Je paye l’hôtelier, malgré les protestations de Hakim, et bagages bouclés nous nous engouffrons dans la voiture. Il neige toujours un peu, mais la route a l’air assez bonne. Hakim donne quelques brusques coups de volant pour tester ses pneus sur cette chaussée glissante, tout se passe bien.
– Je les ai sous gonflés, comme tu me l’as conseillé, mais ça ne tient pas très bien la route, il faudra rouler doucement. 
Après quelques kilomètres, en montée, la route devient de plus en plus enneigée.
– Surtout ne t’arrête pas, Hakim, roule doucement sans à-coups. 
À l’arrière nous sommes pas très rassurés, Hakim si sûr de lui d’habitude, et cramponné à son volant, les yeux fixés sur la chaussée immaculée, la mâchoire crispée. Aucune trace d’autres véhicules, de temps en temps on entend les roues patiner, la situation devient préoccupante. Brusquement surgit de la brume, là sur le côté un écriteau " Col des Caravanes – 1330 mètres ". Hakim émet un soupir de soulagement, c’est bon, nous avons traversé l’Atlas Saharien, maintenant la route descend jusqu’à Laghouat, plus loin commence le désert.
Encore quelques kilomètres, et la pluie remplace la neige, puis la pluie cesse à son tour pour faire place à un magnifique soleil baignant un paysage de plaine monotone aride, interrompu çà et là par l’exubérance verdoyante d’une oasis. 
La transition a été si soudaine, que je n’en crois pas mes yeux. C’est comme si d’un coup de baguette magique nous avions été transportés des froides montagnes brumeuses et enneigées à la chaude lumière d’un désert de sable d’or.
Rien que pour cette vision, ce voyage en vaut la peine. Maintenant la route est rectiligne, Hakim s’arrête encore dans un garage à Sidi-Makhlouff pour faire le plein et regonfler ses pneus.
– Nous sommes à 45 km de Lagouhat, dans moins d’une demi-heure nous y serons.





Après un jour et demi de voyage, Hakim notre sympathique chauffeur et ami, nous  dépose devant l’entrée du magnifique et célèbre "Hôtel Saharien“.
– Je vous laisse là, j’ai téléphoné avant de partir pour vous réserver une chambre. Je dois me rendre dans mon village, le Ksar de Tadjmout, c’est pas très loin, je repasserai dans un jour ou deux pour vous faire visiter mon pays.
À peine dans la halle, deux petits grooms indigènes se saisissent de nos maigres bagages, et nous suivent jusqu’au comptoir où l’homme aux clés d’or nous regarde d’un air interrogateur, en levant le menton.
– Monsieur… Madame ! soyez les bienvenues au Grand Hôtel Saharien.
– M. et Mme Le Wenk. Une chambre a été réservée pour nous.
Il consulte son registre, acquiesce d’un signe de tête, et tend une énorme clé en laiton au  garçon d’étage. 
– Ali… la 28 pour ces messieurs dames.
Nous suivons Ali, avec derrière nous les deux porteurs, toute la troupe s’engage dans le grand escalier qui mène au 1er étage, s’engage en file indienne dans le couloir et s’arrête devant la porte 28. Ali engage la clé, dans la serrure, tourne deux fois, ouvre la porte et s’efface pour nous laisser entrer.
– Votre chambre, je m’appelle Ali… à votre service.
Tout ce petit monde, ce met au garde a vous, prend un air détaché en fixant le plafond. J’ai compris, je plonge la main dans ma poche en sort une poignée de billet et les distribuent sans trop regarder. Il faudra que je me souvienne d’en faire une provision.
Courbette, merci, bon séjour "Msieudame". Ils sortent et referment la lourde porte. 
Nous voilà arrivés, je me dirige vers la porte-fenêtre, tirent les rideaux et l’ouvre. Devant moi, un magnifique balcon d’où nous pouvons voir une partie de l’oasis de Lagouhat.
Cette fois, nous sommes véritablement en Afrique, dans la rue principale, je vois plus d’ânes que de voiture, sur les trottoirs plus de burnous que de complet trois-pièces, au loin on distingue une ligne d’horizon rectiligne couleur ocre, les premières dunes de sable.
Avec Marie nous restons là, enlacés, sans parler, un bon moment, puis nous rentrons dans notre chambre, fermons la fenêtre, et tirons les rideaux.
Suprême luxe, la chambre comporte une salle de bain avec baignoire, je laisse couler l’eau un moment, elle est chaude et claire. Cela fait des mois que je ne me suis pas plongé dans une baignoire — oh suprême volupté, même sans mousse. 
– Chérie, viens me rejoindre, il y a de la place pour deux.
Nous n’avons encore jamais pris un bain ensemble, lorsque Marie se glisse à son tour dans la baignoire face à moi, brusquement le niveau monte et l’eau déborde, nous rions et nous nous éclaboussons comme des gamins.
Après quelques galipettes et papouilles, nous sortons du bain au paroxysme de l’excitation et nous plongeons ensemble en travers de l’immense lit, où nos corps trempés se mêlent et s’entremêlent jusqu’au spasme final de l’orgasme.
Nous restons un bon moment, étendus, sans parler, essoufflés par notre gymnastique amoureuse. Soudainement la chambre est plongée dans le noir, la nuit est tombée rapidement comme toujours sous ces latitudes. J’allume les appliques, et nous nous habillons pour le repas du soir. 
On frappe à la porte, je vais ouvrir, c’est Ali qui vient nous avertir que le repas va être servi au restaurant de l’hôtel.
– Rentre Ali, viens je vais te montrer quelques choses.
Je me dirige vers la salle de bain, et lui glisse un billet dans la main.
– Tu peux faire le nécessaire, pour éponger toute cette eau.
Il me regarde, ouvre la bouche, mais… mais… ! puis il se ravise, devant mon air imperturbable.
– Oui monsieur Le Wenk, je vais donnez des ordres immédiatement.
– C’est parfait Ali, merci.
Accompagné de Marie, je me rends dans la grande salle du restaurant, la plupart des tables sont occupées, très peu de femmes, apparemment aucun touriste. Colons, militaires galonnés et fonctionnaires bien payés forment le gros de la troupe. Quelques aventuriers en transit, repérables à leurs sahariennes, complètent le tableau. Point de notable arabe en djellaba multicolore. Ce ne serait les nombreux serveurs indigènes qui se faufilent entre les tables, portant leurs plateaux chargés de mets d’une main, en équilibre au-dessus de la tête, on se croirait dans le restaurant d’un grand hôtel parisien.
C’est étrange de voir tant d’affluence dans cet hôtel du bout du monde, perdu aux confins des derniers lieux habités. 
Le chef de rang — qui a repéré avec nous des touristes –, nous installe dans un petit salon tranquille, en retrait de la grande salle — il a droit pour ce privilège à un bon pourboire.
– Apéritif ? Missieudame !
– Deux anisettes s.v.p. — je ne connais rien d’autre —.
Sur la table une kemia pantagruélique attire nos doigts comme un aimant. Après une seconde anisette pour faire descendre… la pensée du repas encore a venir nous effraie un peu. Lorsque le serveur se présente avec la carte des mets, je pose ma main sur mon estomac et de l’autre lui fait signe d’attendre. 
Nous mettons à profit cette pause pour examiner la salle. Toutes les tables sont occupées et un brouhaha assourdissant arrive jusqu’à nous, accompagné du cliquetis des services sur les assiettes de faïence. Tout ce petit monde, se pavane dans l’insouciance de la bonne chère, à certaines tables, les volutes de gros cigares montent lentement en direction du plafond, devant les convives, dont certains frôlent l’apoplexie, les célèbres verres ballons au N doré sont remplis de cognac au reflet mordoré.
À l’écart dans notre boudoir décoré à l’Orientale, tapis berbère au sol, larges coussins multicolores et lourdes tentures, Marie et moi vivons notre conte des mille et une nuits. Je me rappelle mon adolescence la tête remplie des aventures africaines d’Henry de Monfred et de mon compatriote Blaise Cendrars. Je suis certainement le seul dans cette salle à me rendre compte que ces temps romanesques, mais souvent tragiques pour les autochtones, de la colonisation française, touchent à leur fin, et que des lendemains sanglants se préparent.
– Le… “ vous s´avezchoisimsieudame “ me tire brusquement de mes réflexions. Le maître d’hôtel — qui a un puissant accent marseillais — est devant nous, le calepin à la main, prêt à prendre la commande. 
– Non,… mais attendez. 
Je jette rapidement un œil sur la carte, et la passe à Marie.
– Choisi…
– Pour moi, cela sera, une entrecôte de bœuf parisienne (300gr,) avec des frites.
– Et toi chérie ? 
– Je ne sais pas… bon, la même chose avec une salade.
– Alors deux entrecôtes parisiennes. 
– Merci msieudame, et commevins ?  
– Vous avez du vin de la région ?
– Pardon !
– Oui, du vin d´Algérie.
– NON, non ! seulement des Bordeaux et des Bourgognes.
Son ton est sans appel — non, mais… de l’Algérie ! c’est bien des touristes.
– Va pour un Bourgogne, merci.
1 heure plus tard, nous en sommes au fromage, le flacon de “ Nuits-Saint-Georges 1950 “ est vide, nos estomacs archi pleins. Nous faisons l’impasse sur la tarte Tatin et fumons voluptueusement, une Player´s Navy Cut à l’odeur de miel si caractéristique.
Comme souvent dans ces situations, j’ai presque honte de ces moments de sublimes plénitude, cela doit tenir à mes origines de l’austère et puritaine cité de Calvin. 
Brusquement, je me lève, et me tourne vers ma compagne
– Montons. 
J’en ai assez de tout ça. Je l’enlace par la taille et nous traversons ainsi toute la salle par provocation, c’est quelque chose qui ne se fait pas ici. Un jour, à Alger au jardin d’essais, nous avons été verbalisés pour nous être embrassés sur la bouche, si… si, c’est comme je vous le dis. — mais il me semble vous l’avoir déjà dit —.
Nous regagnons notre chambre, malgré la saison hivernale, il fait une chaleur moite, trop mangé, trop bu, trop fumé. Nous nous déshabillons, et nous étendons nus sur l’immense lit. Échange de regard, tentative, mais Orphée nous accueille, avant… avant… rrroooo… rrrooo.
Dring… driinng… ptidéjeuné — driinng… drinng… ptidéjjjjnéééé
J’ouvre un œil, et me redresse péniblement, c’est quoi ce tintamarre ? 
Il me faut quelques secondes pour réaliser où je suis. Marie est allongée, nue, elle dort paisiblement, dieu qu’elle est belle.
Je lui caresse les seins, les effleures de mes lèvres, un léger soupir sort de sa bouche entrouverte, je l’embrasse… partout ! Et m’allonge sur son corps, je reste ainsi plusieurs minutes sans bouger, mon sexe, déjà bien réveillé lui, est impatient, animé de sa propre énergie, il se faufile avec ardeur entre les cuisses serrées de Marie qui sourit, puis ayant forcé le passage, plonge dans le puits humide et tiède, hésite, avance, recule lentement, avance à nouveau plus rapidement plus profondément, toujours plus loin… loin… loin. J’écrase son corps de tout mon poids, la serre… la serre… de toutes mes forces, l’embrasse avec passion, le temps s’est arrêté, suspendu, il attend… il attend… et soudain, l’embrasement, plus rien, la tête se vide, éclate, s’illumine à l’intérieur, nos corps soudés plaqués ne font plus qu’un, puis plus rien, nous flottons en apesanteur dans le vide cosmique......................!
Soudain le poids de mon corps, haletant, pesant, suant, refait surface, je me laisse tomber sur le côté, prends la main de Marie, que je broie — aïe… aïe… Immobiles, nous jouissons de cet instant enivrant.
– J’ai faim.
– Faim ! Oui, moi aussi.
Saut du lit, traversée de la chambre en riant et hop dans la baignoire, robinets grands ouverts, je me saisi de la douche, l’eau jaillit, éclabousse nos corps bronzés et luisants — Il faudra que je redonne un billet à Alli  — .
Ali… ah oui, je me drape d’un linge, saute sur le lit et saisis le téléphone.
– Allo… la réception, vous pouvez nous faire monter trois petit-déjeuners pour deux. Avec café, oui, merci.
5 minutes plus tard, toc… toc… toc, — C’est Ali avec les 
“ptidéjné“ – ma parole, il devait déjà être derrière la porte —.
– Oui entre Ali.
Ali rentre, poussant un impressionnant chariot en bois sculpté sur lequel s’étalent des victuailles suffisantes pour remettre d’aplomb une compagnie de légionnaires.
Café, œufs, toasts, beurre, confiture, un plat couvert de tranches de rosbif d’un rose appétissant, deux belles cuisses dorées de poulets, un panier plein de figues, de dattes, des oranges et trônant au milieu, une bouteille de champagne accompagnée de deux coupes en cristal.
– Eh bien…Ali, pourquoi ce déploiement gargantuesque, tu es sûr que c’est pour nous ? 
– Oui, oui, service spécial pour jeunes touristes amoureux, c’est une coutume de cet hôtel. Mais rassurez vous cela n’arrive pas souvent, hélas.
– Mets tout ça sur la table basse, je n’aime pas manger au lit. Merci Ali.
Nous prenons ce brunch à la mode arabe, assis ou à demi allongés sur de confortables coussins. 
Pooff… c’est le bouchon du champagne qui a sauté, les bulles jaillissent et ce répande sur le tapis, je remplis nos verres et nous trinquons à l’amour, à l’aventure, à l’avenir.
De vrais pachas !
3 jours se passent ainsi sans mettre le nez dehors : manger — dormir — faire l’amour — finir dans la baignoire ou l’inverse.  
Le matin du 4ème jour, Ali frappe a notre porte. – Oui, Ali… entre.
– Quelqu’un te demande à la réception msieulewenk… c’est un Arabe ! y s’appelle Hakim.
– Bien, tu lui sers le thé dans le petit salon, nous arrivons, le temps de nous habiller.
– Salam… Hakim
– Alekoum Salam.… Monsieur Blaise, bonjour madame Marie.
Hakin  porte une superbe djellaba, c’est la raison de mon salut en arabe.
– Comment vas-tu Hakim, tu es retourné dans ton village ? Et tes parents comment vont-ils ?
– Ils sont âgés, mais vont très bien. Si vous êtes d’accord, je vous emmène en excursion dans les environs, et nous passerons au Ksar de Tadjmout mon village natal.




J’interroge Marie du regard…
– Oui, oui, j’ai envie de sortir d’ici et de voir ce pays.
– Bon, d’accord Hakim, on monte se préparer.
– Je vous attends dans la voiture, au parking derrière l’hôtel, prenez le nécessaire, pour deux jours.
Nous sommes assis à l’arrière de la voiture d’Hakim et nous roulons sur la transsaharienne en direction d’Ain Madhi. C’est là que nous emmène Hakim à environ 100 km en passant par son village Tadjemout.
En cours de route, notre guide se montre intarissable sur les régions que nous traversons. Aïn-Madhi siège de la zaouia-mère de la confrérie des Tidjania, qui garde les tombeaux des chefs de la célèbre famille est l’objet d’un important pèlerinage. Le fondateur de la confrérie des Tidjania, Abou Al Abbas Tidjani (1737-1815) naquit à Aïn Madhi
L’arrivée à Aïn Madhi est inoubliable la vision flamboyante de terrasses blanches, de jardins verdoyants, de murs roses, de poussière dorée vibrant dans la lumière chaude du Sud. 
Venez, nous dit Hakim d’un air mystérieux je vais vous faire visiter le palais des Milles et une Nuits, ou ce qu’il en reste, je n’y suis plus retourné depuis une dizaine d’années. Nous pénétrons dans une étrange demeure par un gigantesque portail en bois dont on ne saurait dire s’il est sculpté ou rongé par la vermine. Les jardins abandonnés sont envahis par les ronces, les jujubiers, l’alfa et l’odeur pénétrante de l’armoise que l’on nomme ici chih, flotte sur les ronciers, anciens parterres de roses revenus à l’état sauvage. Personne… rien ne bouge… le Palais de la Belle au bois dormant repose dans le silence et l’oubli le plus total.










Au milieu de ce qui fut de merveilleux jardins, un magnifique palais, le palais de Kourdane construit en 1899 par une Française Aurélie Picard.













Aurélie une jeune Lorraine a 22 ans en 1871, elle quitte son pays natal pour les contrées lointaines du Sud, aux côtés de son mari Si Ahmed Tidjani, descendant du Prophète et chef de l’influente confrérie de la Tidjania. Fort de leur amour et bravant tous les obstacles, ce couple atypique connaîtra de belles années de bonheur dans cette région du Sud algérien.





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Hakim qui en connait toute l’histoire nous raconte dans ses moindres détails l’étrange destin de cette femme. 
Je le cite.
« C’est à Bordeaux en 1870 que Si Ahmed fait la connaissance d’Aurélie Picard, une jeune modiste, issue d’un milieu pauvre. Ébloui par sa beauté et son élégance, le prince musulman demande sa main à son père, gendarme de son état. Ce dernier accepte, mais à une seule condition. Répudier ses trois autres épouses et faire d’Aurélie son unique femme. La future princesse des sables est aux anges. Très ambitieuse, elle a toujours rêvé d’améliorer sa condition sociale. Si Ahmed la couvre de bijoux et lui promet la vie de château. Aurélie Picard est conquise. Après bien des péripéties, le couple regagne Alger via Marseille à bord du tout nouveau paquebot « le Duc d’Aumale ». Il leur faudra plus d’une année avant de pouvoir concrétiser leur union. Et pour cause, il est musulman, elle est catholique française. Leur mariage provoquera un esclandre. En attendant, le fiancé couvre Aurélie de cadeaux. Il lui offre même un cheval appelé El Ghazal. Pour tromper l’ennui de ces journées qui s’étirent en longueur, Aurélie fait de longues balades, chevauchant à travers la forêt de Baïnem et sur les collines de Bouzaréah. Le couple, entouré de serviteurs, habite une villa mauresque à Saint-Eugène, à Alger (Dar Essaâda : la maison du bonheur). Après moult péripéties, leur mariage est enfin célébré par le cardinal Lavigerie et béni par le mufti Bou Kandoura. Aussitôt après, la caravane de Si Ahmed Tidjani s’ébranle. Direction le Sud. Traversant le Sahara à dos de chameaux, le couple atteint, quelques jours plus tard, la zaouïa d’Abou Madhi, à environ 80 km de Ouargla.
Aurélie Picard qui s’appelle désormais Lalla Tidjania y fait bâtir une somptueuse demeure : le palais de Courdane (déformation de cour des dames). Commencée en 1883, la construction de ce palais s’achève en 1891 sous l’œil avisé de Lala Tidjania qui en supervise chaque étape. Tout autour, un véritable écrin de verdure est aménagé : jardin d’agrément, vasques en albâtre supportant des jets d’eau, allées ombragées et des vergers ornés de pistachiers (betoum), orangers, palmiers, figuiers, citronniers, néfliers... C’est là qu’elle vivra, apprenant l’arabe, adoptant les tenues vestimentaires et les coutumes du terroir. La « princesse des sables “ comme on la surnomme, fait construire des écoles et des dispensaires. Très vite, elle force l’admiration de tous et exercera une grande influence au sein de la communauté malgré la jalousie de ses rivales qui ne pardonneront jamais à cette Française d’avoir conquis le cœur de leur chef. Elle rendra l’âme au soir du 28 août 1933 à 84 ans à Kourdane. C’est dans le petit cimetière, à proximité de la demeure où elle vécut si heureuse et au pied du djebel Amour que repose Aurélie sous une dalle très sobre, dans l’ombre des arbres qu’elle a aimés, près du pavillon décoré de céramiques.»







Sur sa tombe, on peut lire : Mme Aurélie Tidjani, épouse El Cheikh Ahmed Ammar, petit-fils de Elghout Sidi Ahmed El Tidjani, décédée musulmane le lundi 28 août 1933. Quant à son mari, Si Ahmed Tidjani, il est décédé le 20 avril 1897 et enterré dans la zaouïa de Aïn Madhi ».









 En 1956 lors de notre passage, Kourdane était encore debout. Les jardins n’étaient plus entretenus depuis bien longtemps, mais l’intérieur que nous avons eu le privilège de visiter, avait été plus ou moins respecté, le salon de nacre Syrien qu’Aurélie avait acheté à Alger en 1880 existait encore. La photo de son cheval "El Ghazal" était encore suspendue au mur et le piano droit couvert de poussière trônait dans le salon, ainsi que sa photo et celle de Si Ahmed. La décoration et l’ameublement illustrent le conte de fée que vécut la petite Lorraine.



Ci-gît Mme Vve Aurélie Tidjani. Décédée le 28 août 1933à l'âge de 84 ans. Mourut Musulmane devant plusieurs témoins à Kourdane.






















Quelle tristesse que ce patrimoine tombe en ruine. En bas, dans les anciennes écuries, gisent pêle-mêle de vieilles pièces de voitures, des ailes d’anciens véhicules rouillés, un fatras de ferraille... Les portes du palais ont été scellées, laissant les quelques rares visiteurs et touristes sur leur faim. Seule la calèche d’Aurélie Picard, parquée au niveau des écuries, semble avoir résisté au temps. Des enfants insouciants y grimpent pour s’amuser, ignorant sans doute l’histoire de la princesse Lalla Yamina. 
Hakim qui est passionné par la vie d’Aurélie et qui a lu un livre de Frison-Roche sur le sujet, questionne le vieux gardien qui est un de ses cousins éloignés.
Mais où sont passés les meubles d’ébène incrustés de nacre, le lit à baldaquin d’Aurélie, les tapis précieux du djebel Amour et les autres meubles ?  
« Un ébéniste renommé de La Casbah avait reçu les plans des boiseries qu’elle avait elle-même exécutés... Un grand magasin d’ameublement de la rue d’Isly avait procuré une très belle salle à manger Henri II dont le style austère lui paraissait digne du grand maître de la Tidjania. Le vaisselier, les armoires des chambres, les lits avaient été fabriqués en style Empire, d’autres conservaient une allure bourgeoise et louis-philipparde... Elle avait fait l’achat d’un salon syrien de très haute qualité en bois de cèdre incrusté de nacre et d’une très grande glace biseautée, magnifiquement mise en valeur par un cadre de bois doré de style hachémite... Rue d’Isly également... elle acheta une dizaine de services de table en porcelaine de Limoges et de Saxe, une imposante verrerie de Bohême et une argenterie à plein titre...
Un gros entrepreneur de transport de la Mitidja lui loua six camions, tirés par six chevaux... Le plus lourd était l’énorme masse de carreaux de faïence et de céramique destinés à orner les murs et les sols de Kourdane. Sur sa demande depuis de longs mois, des intermédiaires arabes achetaient tous les azulejos, provenant des maisons mauresques que l’on avait démolies... de magnifiques azulejos, des Delft aux tons pâles... ». 



 Le palais de Kourdane peut encore être sauvé. Salon, chambre des fidèles, boudoir, véranda à colonnes de marbre peuvent encore être sauvegardés. Réhabilité, ce site paradisiaque pourrait devenir une belle destination touristique. Il y a une telle charge émotionnelle qui se dégage de ce lieu où flotte l’âme de ce couple qui s’est tant aimé malgré toutes leurs différences : religion, couleur de peau, langue...
Ce joyau architectural implanté au cœur de la cité d’Aïn Madhi ne demande qu’à renaître de ses cendres.







Nous passons toute la journée à visiter Kourdane dans ses moindres recoins, accompagnés du vieux gardien, je prends même des notes, esquisse quelques croquis, l’idée me vient même d’écrire un livre un jour, sur cette extraordinaire destinée digne d’un opéra, et probablement totalement ignorée en Europe.





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En 1949

Dans Djebel Amour, son roman publié en 1978, le journaliste et écrivain Roger Frison-Roche retrace la vie de cette pionnière, tombée amoureuse du désert algérien. Voici un extrait de la préface de ce livre : «J’ai découvert Kourdane... en 1949. Pour être précis, le 10 juin. J’accomplissais, pour le compte de l’Echo d’Alger, une grande enquête dans les coins les plus reculés de l’Algérie... J’arrivais un matin en vue du palais de Kourdane, construction insolite au pied de l’Atlas saharien, face à l’immensité du Sahara. Le palais et ses annexes gisaient dans le silence et la touffeur de l’été saharien. Les jardins abandonnés étaient envahis par les ronces, les jujubiers, l’alfa et l’odeur pénétrante du chih flottait sur les ronciers, anciens parterres de roses revenus à l’état sauvage.. Kourdane reposait dans le silence et l’oubli. Il y avait un peu plus de poussière sur le piano et sur les partitions abandonnées...» Ce joyau architectural implanté au cœur de la cité d’Aïn Madhi ne demande qu’à renaître de ses cendres. 

A bon entendeur... 


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Quotidien Liberté du Dimanche, 25 Mai 2014. 
(d’après Google)

LAGHOUAT- Ksar Kourdane, 
Ce ksar, situé à 10 km de Aïn Madhi, berceau de la confrérie des Tidjania, est l’un de ces repères historiques de la région de Laghouat qui résiste, vaille que vaille, à l’usure du temps et à l’ingratitude des hommes. 
Ksar Kourdane risque dans quelques années de tomber en ruine. Il est exposé aux aléas climatiques conjugués à l’indifférence des pouvoirs publics et à l’incivisme des visiteurs, il est tout simplement dans un état d'abandon total. Composée de 14 chambres, la structure du palais s’apparente au style espagnol.
On y trouve encore la carcasse du chariot à chevaux (calèche) qui a résisté au temps et aux hommes. Ce chariot est d’Aurélie Picard, cette femme qui est à l’origine de la construction de ce palais. On y trouve également deux anciennes jarres complètement saccagées et presque irrécupérable ainsi qu’un socle pour labourer. Les murs, décorés de céramique comme dans l'ancienne Andalousie, sont maintenant tous griffonnés.
On peut y lire toutes sortes de graffitis. Les portes en bois ornées de passes en boule sont complètement détériorées quand elles ne sont pas pillées. Des pièces et des œuvres d’art qui s’y trouvaient naguère, il n’en reste pas grand-chose actuellement, car le palais a fait l’objet de pillage, nous dit-on. Au premier étage, il ne reste de la chambre d’Aurélie Picard que la carcasse de son ancien lit métallique, la grande cheminée et le bain. Les toits du palais sont gravement endommagés et ses balcons entièrement abîmés. Enfin, le ksar a, désormais, l’aspect d’une carcasse en ruine utilisée, par endroits, comme vespasienne. Le lieu est tout simplement laissé à l’abandon. Par conséquent, le côté touristique du lieu est “gâché” et se dégrade de jour en jour, car exposé aux rudes conditions climatiques, à l’incivisme des visiteurs et l’indifférence des pouvoirs publics. Les citoyens, soucieux de l’intérêt d’un tel repère historique, s’interrogent sur l’attitude des responsables locaux du département ministériel de la Culture, ayant défilé à la tête des assemblées élues de la wilaya de Laghouat (APC et APW) depuis l’indépendance et qui ne semblent pas inquiets de la nécessité et de l’urgence de sa restauration par les mains d’experts. Le ksar de Kourdane, jadis nommé In Kourdane, est à ce jour associé au nom d’Aurélie Picard dont l’histoire est un vrai conte de fées. En effet, Aurélie Picard, cette fille issue d’une famille modeste, est devenue, il faut le dire, princesse de l’Amour. Surnommée Reine des sables, Aurélie Picard Tidjani est née en 1850 dans un petit village de la Moselle (France).


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Après cet intermède, je reprends le cours de mon récit.




Le soir venu, nous quittons à regret cet endroit magique, comme suspendu dans le temps. 
Hakim nous informe, qu’il va nous conduire chez lui à Tadjmout et si vous êtes d’accord, je vous invite à partager le repas du soir avec mes parents, après vous pourrez dormir sur place, il y a une pièce inoccupée.
Il nous faut quand même 2 bonnes heures pour franchir les 60 km de mauvaise route qui nous mène au Ksar.
Hakim fait les présentations et traduit nos réponses, ses parents ne parlent pas un mot de français, en 80 ans ils n’ont jamais quitté la région.
Il est déjà tard le repas est prêt, fumant dans une grosse marmite en fonte.
Il s’agit d’une soupe traditionnelle dans le sud, la « Chorba“ à base de viande de mouton, de légumes, de pois cassé, d’herbes parfumées, d’épices et de tomates, mijotée à feu doux pendant plusieurs heures. On y ajoute au dernier moment une poignée blé vert. 
Délicieux, mais un peu lourd juste avant de ce coucher. 
Le père de Hakim a 84 ans, il est né en 1873 et a participé lorsqu’il était jeune à la construction de Kourdane, et a donc bien connu Aurélie, décidément la belle princesse hante toujours la région. Je lui pose mille questions que traduit Hakim, je prends quelques notes, conscient que cette mémoire du passé de Kourdane va bientôt disparaitre à jamais. 
Après une courte nuit, c’est le froid qui nous réveille à l’aube, dehors le temps est splendide, mais la température est proche du zéro.
– Reste dans le lit, je vais chercher une boisson chaude.
Je me dirige vers la grande pièce qui fait également cuisine, la mère d’Hakim est déjà debout, elle s’affaire a raviver le foyer où se trouve une bouillotte d’eau fumante. Je lui parle par signe — boire – brrre… froid. Séance tenante, elle prépare avec une dextérité étonnante, une théière du traditionnel thé à la menthe, et la place sur un plateau d’argent, incrusté de cuivre avec une coupe pleine de miel et deux verres. 
– Choukrane… choukrane.
Je me saisis du tout et me dirige vers la chambre où repose Marie enfouie jusqu’au nez sous les couvertures.
– Tiens, ça va te réchauffer.
Nous buvons à petites gorgées le liquide brûlant. Je me glisse dans le lit au côté de Marie et nous nous serrons l’un contre l’autre bien enveloppés dans les épaisses couvertures de laine qui sente un peu le bouc. Nous restons ainsi, sans bouger un bon moment, 
– Toc… toc… toc… c’est Hakim, préparez-vous, il va falloir partir.
C’est vite fait, pas de toilette. Fait trop froid, et je ne sais pas où il y a de l’eau, habillés rapidement, nous nous rendons dans la pièce commune, il y fait une agréable chaleur, des galettes grillées et du miel sont disposés sur la table basse, Hakim assis en tailleur en dévore une à pleines dents, prenez place et servez-vous. Il n’y a pas de chaise en vue, nous nous asseyons sur des poufs en cuirs lustrés par l’usage, répartis au tour de la table.
– Il faut se mettre en route, le temps va changer, nous devons rentrer à Laghouat.
Nous remercions chaleureusement nos hôtes de leur accueil et grimpons dans la Pigeott, dont le moteur ronronne depuis un moment. 
La route est bonne et nous arrivons sans encombre à l’hôtel Saharien en fin de matinée. Hakim nous fait part de son désir de partir le lendemain, il semble qu’il pourrait neiger dans les montagnes. 
– Je reste à Laghouat, je vais dormir chez un ami. Je serai là demain à 9 h.
– D’accord nous serons prêts, en attendant cette après-midi nous allons visiter l’oasis de Laghouat. 
– Bslama Hakim, à demain et merci pour tout.
Laghouat est une immense palmeraie de plus de 50.000 palmiers dattiers. 
Sous leur ombre, la vigne, le figuier, le grenadier, l’oranger poussent à l’envi. 


Avec Marie nous déambulons tranquillement le long de centaines de jardins, généralement de faible étendue, et clos de murs de terre. En dépit de cette flore saharienne, le climat de Laghouat, altitude 700 mètres est froid en hiver, aujourd’hui à midi, le thermomètre affiche 7 C °. Nous passons devant la Grande Mosquée pour arriver à la porte de Nebka, où se trouvent au milieu d’une oasis de verdure, les mausolées de Si Aouis El Kararni Et Tabet ; de Lalla Zohra, ancêtre des Ouled Sidi Cheikh et de Si Ahmed Ben Mohammed Bousebsi. 





En rentrant en direction de notre hôtel par l’avenue Cassaigne nous croisons beaucoup de militaires, on se croirait dans une ville de garnison française, bien que Laghouat compte plus de 4000 habitants indigènes, j’ai vraiment l’impression de me trouver dans un pays conquis et occupé, plutôt que dans un département intégré à la France. 
Cette longue après-midi de marche dans les rues de Laghouat nous a fatigués, nous montons rapidement dans notre chambre et prenons chacun à notre tour – c’est plus prudent ! — un bon bain chaud. Une fois, séchés, habillés et remis à neuf, nous descendons prendre notre dernier repas à notre table habituelle. À la fin du repas, nous demandons au maître d’hôtel de nous préparer la note pour notre séjour. C’est le patron qui arrive une bouteille de champagne et trois flûtes dans les mains.
– Bonsoir monsieur Le Wenk… Madame… mes hommages.
– Vous permettez que je m’assoie à votre table, je vous offre le champagne. C’est pas souvent que nous avons des touristes suisses chez nous, j’espère que votre séjour vous a donné pleine satisfaction.
– Oui, tout à fait… Mais je vous en prie, prenez place.
– Je me présente Alphonse Pélissier, je suis de Grenoble, pas très loin de chez vous, j’ai fait plusieurs saisons à Zermatt au Grand Hôtel, je suis ici depuis 5 ans, ça change évidemment, mais l’hiver nous avons aussi de la neige.
Nous discutons à bâtons rompus, j’essaie d’amener la discussion sur la situation politique dans la région, qui a souvent été instable par le passé. Mais apparemment il n’y a aucun problème.
– Tout est sous contrôle, il y a plus de 1000 militaires en garnison ici, ils sauront maintenir l’ordre si cela était nécessaire. Je lui fais part de mes doutes, et du désir irrévocable d’indépendance du peuple algérien. Mais comme toujours la réponse est invariable — nous ne sommes pas dans une colonie, mais dans un département français.
Je n’insiste pas, tellement il semble inébranlable dans ses certitudes.










Par politesse, et pour calmer ma frustration, je recommande une bouteille de champagne, il est plus de minuit lorsque je la retourne, vide, dans le sceau de glace. En face de moi, Marie a toutes les peines du monde à garder les yeux ouverts. Je me lève et prends congé de notre hôte.
Nous passons notre dernière nuit à Laghouat, anesthésiés par le Champagne. Il est 8 heures lorsque Ali frappe à la porte.






– Ouiiiiii… c’est quoi ?
– C’est Ali msieu.
– Rentre Ali, 
– Je viens prendre vos bagages, msieu Hakim vous attend avec le taxi.
Quoi, déjà, c’est pas possible. Je suis dans le brouillard, faut que j’atterrisse, – puissant mal de tronche. Décidément, le champagne ne me convient pas. Marie dont j’aperçois la belle chevelure ébène répandue sur l’oreiller n’a pas bougé.
– Ali, s.t.p. va nous chercher du café – fort, bouillant, sucré. 
– Oui msieu, j’ai compris — répond-il, avec un clin d’œil — 
J’ai juste le temps de m’assoir et de réveiller Marie, Ali tout essoufflé, est déjà là, tenant un plateau avec une cafetière fumante et deux tasses.
– Là… tu as battu tous les records Ali, merci. Repasse dans 1/2 heure pour les bagages.
Ah… ce café… je m’en rappelle encore, je vous dis que ça — Le Bon Dieu en culotte de velours – comme on dit chez nous.
Allez hop… debout, une douche froide — pas le temps de se faire un câlin – nous nous habillons le plus chaudement possible, bouclons les valises, un dernier regard sur notre chambre, que nous ne reverrons sans doute jamais.
Hakim nous attend dans le hall d’entrée. La 403 est là, le coffre ouvert, Ali y range nos bagages. L’air est glacial, la rue déserte, après avoir chaleureusement salué Ali, nous nous engouffrons à l‘arrière de la voiture, Hakim se glisse avec dextérité derrière le volant, passe la première, fais demi-tour sur place et nous voilà partis. À la sortie de la ville, comme sur les routes de France, une borne Michelin indique Alger 428 km.
Il fait beau, froid et sec. Le voyage est sans histoire, nous faisons juste une pause Aïn Ousséra, j’en profite pour téléphoner à l’hôtel Marta pour l’avertir de notre arrivée tardive. Il est plus de minuit lorsque Hakim nous dépose R. D’Isly, après plus de 12 heures de conduite et 2 thermos de café.
– Merci Hakim, – trop fatigué on en reste là. On se voit demain à midi, passe nous prendre, nous irons manger ensemble à La Grande Brasserie de Bab el Oued.


********************


Dimanche 1er janvier 1956, j’avais presque oublié que c’est le jour de mon anniversaire. Nous sommes tous réunis à la Grande Brasserie, oui… pour l’occasion j’ai invité également Marta et Marii, tellement serviables avec nous, ils sont vraiment nos amis, et à Alger à part Hakim, nous n’en avons pas d’autres.
En écrivant ces lignes, en plongeant dans ma mémoire, les souvenirs, les émotions et même les odeurs de poissons de la Grande Brasserie me reviennent, et me submergent. Lorsque je pense à ce repas, j’en ai les larmes aux yeux. Amitié, gaité, chaleur humaine, convivialité. 
Oui, cela a été possible, mais ce fut bien la dernière fois.
La fête est finie… bien finie.
Que sont-ils tous devenus dans la tourmente sanglante qui va déferler sur l’Algérie. 
Hakim as-tu sauvé ta peau en partant à temps.
Marta et Marii son mari kabyle. Vous qui serez là jusqu’à notre départ. Vous qui allez prendre des risques énormes en servant de consigne aux colis qui arrivent régulièrement de Suisse.
Merci, mille mercis, au nom de la paix des peuples.
À la fin de l’après-midi, je reprends le train pour le Domaine.
À côté de moi, sur la banquette une valise toute neuve remplie à ras bord de médicament et de quelques boîtes de Nescafé.
Non, non, ce n’est pas du courage, ni de la témérité, simplement je ne me rends pas encore compte du risque, ni de la véritable situation, de tout ce qui se tramait, des enjeux politiques, des véritables forces qui s’étaient mises en marche, et qui allaient s’affronter durant des années, dans d’atroces barbaries.
Je n’allais pas tarder à m’en rendre compte !!!



A suivre : 
Prochain article : 9° - Opération “Bombons Amères“.

http://ma-triplici-vita.blogspot.ch/2016/02/9-operation-bombons-ameres.html




Gérard Le Wenk - Février 2016
















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