Ce matin, après avoir pris mon petit déjeuner, comme d’habitude, seul devant la fenêtre, je décide de faire les à-fond. J’ouvre porte et fenêtre pour aérer, balayer, essuyer les poussières et fais le lit. Lorsque Kenza se pointe, elle ouvre des yeux grands comme des soucoupes, un peu apeurée devant l’inattendu de la situation.
– Kenza, comme tu vois, je suis capable de faire ma chambre moi-même,
dorénavant, je ne veux plus que tu fasses ce travail.
– Pourquoi ? Monsieur pas content pour le travail !!
– Non… non c’est pas ça, tu ne peux pas comprendre, je suis très satisfait, prend le plateau du repas et ne dis rien à personne. D’accord ?
– Oui Monsieur Blaizeee
Au moment où Kenza sort avec le plateau du petit déjeuner, Tobias Mercier surgit dans l’encadrement de la porte.
– M. Le Wenk, vous devez aller à la cave où le patron vous attend.
Je m’apprête à lui répondre, mais il est déjà reparti.
Enfin, je vais connaître la raison de ma présence en ces lieux.
Je me dirige d’un pas tranquille en direction de la cave, bien décidé à ne pas me laisser impressionner. M. de Saint Léon est là devant la porte, il m’accueille comme si de rien n’était.
– Bonjour Le Wenk, comment allez-vous ?
– Bonjour, très bien, je suis impatient d’accomplir le travail pour lequel vous m’avez fait venir !
Je lui passe devant, ouvre la porte et pénètre dans la cave sans autre, surpris il laisse la porte se refermer, je me retourne, attend un instant et lorsque la porte s’ouvre à nouveau et qu’il rentre à son tour…
– Oh… excusez-moi, je suis vraiment trop pressé.
Ça y est, j’ai marqué le premier point.
– Je vais vous expliquer en quoi consiste votre activité. C’est simple vous me mettez toutes les cuves à 13 C ° et vous ajustez la teinte de toute la production pour qu’elle soit identique à l’éprouvette que voici.
Vous avez des cuves de piquettes à 9 C°, une cuve de teinturier et 1 cuve de vin blanc à 11 C ° en provenance de France. Faites les mélanges nécessaires et ne vous occupez pas du goût. Il y a plus 10.000 hl (1 million de litres) dans ces cuves, vous avez de quoi vous distraire un moment. Dans trois mois les camions-citernes vont commencer les navettes pour vider les cuves.
Il me tend une éprouvette pleine d’un vin couleur rubis foncé. Voilà et pas d’erreur, dès qu’une cuve est terminée, vous m’apporterez un échantillon.
Devant chaque cuve Fadi a déjà disposé 6 bouteilles échantillons dans des casiers en bois, je me baisse pour en saisir un… Alois de Saint Léon, d’un geste m’arrête net.
– Stop… ce n’est pas dans vos attributions
– Fadi prend la caisse et porte-la au laboratoire de M. Le Wenk.
– Laissez-les faire les travaux manuels, c’est tous des fainéants, alors si vous commencez à faire le boulot à leur place, ils ne foutront plus rien.
Sur cette dernière recommandation "pleine de bon sens », il tourne les talons et sort de la cave.
Et voilà, encore une fois je mesure les ravages de la colonisation et à quel point les indigènes sont méprisés.
M. de Saint Léon ayant tourné les talons, je souris à Fadi, attrape deux casiers à bouteilles et les emmène au laboratoire.
Je me mets immédiatement à l’ouvrage. La plupart des cuves contiennent des vins trop tintés et trop alcoolisés entre 14 et 15 C°, il faut les alléger en alcool et les éclaircir, pour cela j’utilise des vins blancs ou rosés à 7-8 C° en provenance de la métropole, il parait que cela contribue à absorber les excédents de piquette !
Maintenant que j’ai du travail, les jours s’écoulent plus rapidement.
C’est ce samedi que Marie arrive, j’ai hâte de la retrouver, je me suis arrangé pour disposer d’une voiture, la vieille traction du Domaine fera l’affaire. À 11 heures je suis sur le quai de la gare d’Affreville impatient comme un amoureux.
Le train arrive avec 1 heure de retard, ce n’est pas l’exactitude suisse. Enfin, je la vois apparaître à la portière d’un wagon, elle porte une jupe évasée à grosses fleurs mauves, serrée à la taille par une large ceinture noire brillante sur un pull moulé blanc qui fait ressortir ses seins. Je me précipite la saisis à bras le corps et la dépose sur le quai, je vais pour l’embrasser passionnément, mais je me rappelle, qu’ici ce genre de démonstration est très mal vu, nous nous contentons d’un rapide baiser sur les lèvres.
– Viens, j’ai une voiture, allons directement au Domaine, c’est à une trentaine de kilomètres, j’ai un petit pavillon rien que pour moi.
Je ne traîne pas en route, il n’y a pas grand-chose à voir en cette saison, le paysage est morne, les ceps de vigne ressemblent à du bois mort, seule l’orangeraie apporte une touche de verdure. Arrivé sur le Domaine, je gare la vieille Citroën sous le hangar à côté d’un des Cat… traverse la cour déserte et m’arrête chez les époux Hubert auquel je présente Marie, comme ma fiancée.
Toujours accueillants, Bubu et Rose nous invitent pour le café, mais comme nous n’avons pas encore mangé, je refuse.
– Tout à l’heure, après le repas, si vous voulez.
Encore quelques pas et nous voilà chez moi.
Je suis impatient de me retrouver seul avec Marie, j’ouvre et comme pour une mariée je la porte, pour franchir le seuil…
– Bienvenue dans mon logis, ma fée !!
Surprise… la table est mise pour deux. Rose nous a mijoté de bons petits plats dont elle a le secret. Nous nous installons et commençons à manger, mais au milieu du repas, le désir est le plus fort, je regarde les yeux de Marie qui disent oui, oui maintenant… nous nous jetons dans une mêlée amoureuse rapide et fougueuse, nous sommes l’un et l’autre, encore que des novices dans les jeux de l’amour, position du missionnaire, fulgurances, et on recommence. Fantasmes des jours passés, impétuosité du présent nous laissent groggy étendus sur le tapis.
Aucune parole, le souffle manque, temps suspendu dans le silence, juste l’effleurement des corps.
Retour à la réalité, la cigarette de l’après… la brûlure âcre de la fumée au fond de la poitrine, plaisir intense.
– Quoi ? Ah, oui… la douche, derrière la maison, faut sortir.
Marie ce drape dans le couvre-lit patchwork, moi un linge en guise de pagne. Un coup d’œil, personne aux alentours, course, rire — l’eau tiède qui ruisselle sur nos corps nus, l’extase.
D’amour et d’eau fraîche… oui, mais pas trop longtemps, nous nous retrouvons devant le repas interrompu, c’est froid, qu’importe, nous le terminons, avec bon appétit, après quoi, je demande à Marie de me suivre à la cave sur les lieux de mon travail, que je tiens à lui faire visiter.
Nous y trouvons Fadi, l’aide-caviste, avec qui je me suis lié d’amitié, je lui présente Marie. Fadi toujours chaleureux et de bonnes humeurs nous invitent à venir visiter son village.
– Tu viens demain, si tu veux… avec ta dame, je viendrai te chercher vers 11 heures, faut marcher une heure. Ça ira ?
– Pas de problème, d’accord, mais pas ici, vaut mieux rester discrets, nous t’attendrons au puits de l’orangeraie.
– Salut Fadi, à demain, et rentre chez toi, maintenant.
Je poursuis la visite par le laboratoire où je donne des explications détaillées à Marie sur mes activités œnologiques, en lui faisant quelques démonstrations d’analyses.
L’après-midi, tire à sa fin, nous sortons du calme et de la fraîcheur de la cave lorsque nous sommes brutalement surpris par un vent chaud et sec, venant du sud, le " sirocco", l’air est chargé de grains de sable qui se déplacent horizontalement à grande vitesse et qui piquent le visage de mille aiguilles. Ce sable peut même parfois être transporté jusque sur nos Alpes où il jaunit la neige au printemps. Nous nous protégeons tant bien que mal et courons en direction de mon pavillon, en passant devant chez Bubu, Rose sur son pas de porte, un foulard devant le visage, nous fait de grands signes,
– Venez, venez.
Nous nous précipitons à l’intérieur, le sable s’infiltre partout, par chaque interstice.
– Bonsoir Rose, eh bien quel temps, j’ai encore jamais vu un vent pareil.
– Ça arrive, en cette saison, c’est pénible. Il faut bien se protéger le visage et les cheveux avec le "keffieh".
Allez je vous invite pour le dîner, avec ce sirocco, le repas du soir apporté par Kenza arrivera plein de sable sur votre table.
Nous commençons comme toujours, par quelques tournées d’anisette, qui nous rende un peu euphoriques, et délie les langues, les discussions portent sur les événements dramatiques qui ont secoué la région ces derniers mois. La révolte des fellaghas dans les Aurés, le FLN, les attentats, etc. Bien entendu personne ne remet en cause la légitimité de l’occupation de l’Algérie par les Français. Lorsqu’en général, timidement je pose la question, la réponse est invariablement : bon, d’accord, mais il faut voir tout ce que nous leur avons apporté — justement, je ne vois pas – du travail, la démocratie, l’éducation, l’hygiène, la valorisation des terres, enfin toute la civilisation occidentale.
Là, je suis sidéré, depuis le début de la conquête en 1830, jusqu’à aujourd’hui, ça fait quand même 120 ans, et plus de 75 % de la population indigène n’est toujours pas scolarisée.
Le salaire d’un fonctionnaire français dans l’administration de l’Algérie à cette époque est d’environ 350.000 AF.
Les ouvriers agricoles arabes gagnent 20 fois moins qu’un employé français.
Des centaines de milliers d’hectares de terre algérienne ont été confisquées par l’état français et distribuées gratuitement à des colons venus d’Europe, certains ont obtenu des domaines de plus de 5000 hectares, mis en valeur par des centaines d’ouvriers indigènes sous-payés et maltraités.
À tous les niveaux, l’exploitation à grande échelle de la population arabe est pratiquée, voire encouragée.
J’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier cette triste réalité, lors des trois ans passés sur cette terre algérienne. Ce récit en est mon témoignage.
Mais là, la prudence et la politesse envers mes hôtes me conseillent de ravaler mes objections. Dans ces circonstances, je reste silencieux et neutre… comme mon pays.
Pendant que nous sommes bien installés, discutant autour d’un verre des bienfaits de la civilisation occidentale, Kenza la petite Berbère vient mettre la table et Maliza qui, je l’apprends, est sa mère, apporte les plats sur la table.
Je dois dire à leur décharge, que la famille Hubert arrivée de métropole depuis peu, n’est pas encore imprégnée de cette morgue détestable que l’on retrouve habituellement chez les "pieds noirs", envers tout ce qui n’est pas de leur monde, ou pire cette familiarité, non pas amicale ou compatissante, mais indifférente comparable aux cailloux écartés du chemin d’un coup de pied.
Les Hubert sont des Parisiens pur jus, joviaux et truculents, certainement pas habitués à être servis par une armée de domestiques. Lorsqu’ils s’adressent à eux, c’est encore avec gentillesse et presque gêne, c’est ce qui me les rend d’autant plus sympathiques.
Bubu — je n’ai jamais su son véritable prénom — était comptable depuis 10 ans, dans une entreprise de ferronnerie du quartier des Batignolles, un jour en lisant son journal, il est tombé sur l’annonce d’une société cherchant un comptable pour un domaine viticole situé en Algérie.
Touché soudainement par l’esprit d’aventure, lui le petit comptable sans histoire, a répondu à l’annonce, sans trop y croire, et sans en parler à son épouse Rose. Contre toute attente, quelques semaines plus tard, une réponse favorable lui parvenait, il était engagé au double de son salaire actuel — là il aurait dû se méfier — il a fallu convaincre Rose et les enfants, donner le congé à son employeur, emballé toutes leurs affaires dans de grandes caisses, prendre des billets sur le « Kairouan » etc. et c’est ainsi que deux mois plus tard ils se retrouvaient tous dans cette maison, avec deux domestiques, payés par la société viticole des domaines Cousin à Raoumah. Ce ne serait pas le salaire, je crois qu’il serait déjà retourné en France, il n’a pas la carrure pour s’épanouir dans ce pays.
Le repas terminé, nous prenons congé de nos hôtes. À peine la porte entrebâillée, que le sirocco nous saisit et nous pique de ses milles dards minéral, nous plongeons dans la nuit en nous tenant par la main, penchés en avant, la tête rentrée dans les épaules, nous franchissons rapidement les 20 mètres qui nous séparent de la maison des Hubert, pour nous retrouver chez nous, à l’abri de ce maudit vent, qui hurle à l’extérieur, et qui ne demande qu’à rentrer.
Malgré la fatigue accumulée et le repas bien arrosé, impossible de dormir. Dans ces circonstances il ne nous reste qu’une chose à faire — vous l’avez deviné — se livrer aux jeux enchanteurs de l’amour, nous batifolerons ainsi jusqu’au milieu de la nuit, pour finir par sombrer dans un sommeil agité.
Toc… toc… toc, avant que j’aie répondu, Kenza pousse la porte et rentre avec le plateau du petit-déjeuner. Nous sommes tous deux nus comme des vers, drap et couverture gisent sur le sol hors de portée.
– Bjour M. Blaise, voilà le petit déjeuner préparé par ma mère.
Elle le dépose sur la table, nous regarde sans aucune gêne d’un œil malicieux, et sort sans se préoccuper de nous.
Le vent du Sud s’en est allé, transportant sur ses ailes, de l’autre côté de la Méditerranée, le sable jaune du Sahara. Un grand silence inhabituel s’est maintenant installé, nous nous apprêtons à déjeuner, lorsqu’un bruit étrange nous fait sursauter, il semble provenir du bouquet de feuilles et de fleurs séchées, situé dans un angle de la pièce. Marie inquiète, se réfugie sur le lit, pendant que je m’approche prudemment, une chaussure à la main, je ne vois rien, pourtant les feuilles ont bougé à nouveau avec un bruit métallique, intrigué, je vais chercher ma lampe de poche, l’allume et projette le faisceau sur le bouquet, là… j’aperçois distinctement deux gros yeux noirs globuleux qui me fixent, et qui ne me disent rien qui vaille. Un serpent, non… à part les yeux, rien pas de corps, je n’ose pas m’approcher plus.
– Marie… habille-toi et va chercher Bubu ou Rose et dis-leur de venir — vite.
Cinq minutes plus tard, toute la famille débarque, nous formons un cercle autour du bouquet, Bubu s’approche, écarte délicatement les feuilles, pendant que je l’éclaire avec la lampe de poche. Peu à peu, agrippé à une branche, un étrange animal prend forme, il est parfaitement immobile et presque invisible, Bubu se redresse et pars d’un grand éclat de rire.
– Aucun danger, c’est un caméléon !!
Ouf… je respire, Marie redescend du lit, et s’approche des feuillages, pas encore trop rassurée, mais elle ne voit rien, — extraordinaire à 50 cm la bestiole est totalement invisible.
Je demande à Bubu, que faire?
– Laisse-le, là où il est, il est tout à fait inoffensif, de plus, il gobe un nombre impressionnant d’insectes.
C’est ainsi, que ce caméléon, que je baptisais « Léon » devint mon compagnon de chambre durant tout mon séjour au Domaine.
Avec tout ça, nous n’avons pas déjeuné, et le café est froid, Marie toujours pratique sort de son sac de voyage, une boîte de Nescafé, dont elle ne se sépare jamais. Je vais chercher de l’eau chaude au local de douche, et nous dégustons un délicieux café à l’arôme caractéristique, spécialité de la firme suisse Nestlé.
Il est temps maintenant de nous préparer à rejoindre Fadi, au rendez-vous qu’il nous a fixé. Le ciel est gris, parcouru de nuages sombres se livrant à une course effrénée. Il fait froid pour la région, environ 5 C °, accentué par un petit vent glacial descendant des montagnes environnantes. Nous nous habillons en conséquence, Marie, prévoyante sort de son sac, une veste de fourrure, c’est pas vraiment le genre, mais au moins c’est chaud, avec ses pantalons serrés aux chevilles, elle à l’air de partir en station de ski.
À l’heure convenue, nous sommes sur le lieu du rendez-vous, Fadi est déjà là. Nous nous mettons en route sans tarder en direction des premières collines, nous marchons rapidement sans parler, au tour de nous, tout est calme, seul l’envol de quelques faisans à la couleur chatoyante vient briser le silence environnant. À ce train, en 1 heure nous arrivons à Aïn Bouzane le village de Fadi. Nous pouvons apercevoir le dôme blanchi d’un Martabout et une maison en pierres sèches qui se remarque immédiatement, bien entretenu, peinte à la chaux avec une belle porte en chêne, sur laquelle son cloués des dizaines de fers à cheval.
Aïn Bouzane |
– Eh bien Fadi, j’espère qu’ils t’ont porté chance.
– Quoi ?
– Les fers à cheval… là.
Apparemment, il ne sait pas de quoi je parle.
– Chez moi, dans mon pays, c’est un porte-bonheur.
– Ah bon !! moi je les utilise pour renforcer la porte. Allez entrer.
Nous entrons à sa suite, et débouchons en premier lieu, dans une cour intérieure avec un puits au centre, nous la traversons et pénétrons dans une grande pièce commune, où, comme souvent, il fait assez sombre, une seule petite fenêtre projette un rayon lumineux sur le sol recouvert de tapis. Il n’y pas d’électricité, ni d’eau courante.
Rien n’a changé depuis des siècles dans ces montagnes de l’arrière-pays.
Le village d’Aïn Bouzane compte une trentaine de maisons serrées les unes contre les autres, étagées sur la pente.
Fadi nous présente sa femme Hanna, j’ai aussi un fils, nous dit-il, de 22 ans, il est parti travailler en France, mais peut-être qu’avec les événements va-t-il revenir au pays.
– Asseyons-nous, Hanna nous a préparé un couscous des montagnes, ici nous vivons presque en autarcie. Après cette rapide montée, je pense que vous avez soif, buvons le thé de l’amitié.
Je me sens transporté au début du siècle, sur les traces des grands voyageurs, dont les livres m’ont fait rêver d’aventures, comme Henry de Monfreid et Pierre Loti.
Nous nous asseyons sur des poufs de cuir disposés autour d’un trépied sur lequel repose un immense plateau décoré d’arabesque. Le thé à la menthe sucré nous est servi avec hauteur et dextérité, selon le rituel habituel. Nous nous en délectons à petites lampées. – Vous êtes les premiers Européens à venir ici, j’en suis très honoré, merci de votre confiance.
– Je ne le sais pas encore, mais à cet instant, je viens de sauver ma peau –
Nous discutons de choses et d’autres, je le questionne sur sa vie — Fadi c’est engagé en 1943 dans un régiment de tirailleurs algériens qui sous le commandement du Général de Lattre de Tassigny participe au débarquement de Provence le 15 août 1944 sur les plages du Lavandou. Libéré pour blessure, il rentre chez lui en avril 1945. Il touche une pension militaire de 5000 AF. (50 NF.). Pour parvenir à nouer les deux bouts, il descend dans la plaine, comme la majorité des hommes du village, pour trouver de l’embauche temporaire dans les immenses domaines agricoles exploités par les colons français. Grâce à son efficacité dans le travail, il réussit à obtenir un poste fixe d’aide-caviste au Domaine de Charles Cousin pour un salaire de 30.000 AF. et un coin pour dormir au-dessus du local des pompes qu’il utilise rarement, préférant faire 1 heure de marche pour retrouver sa femme et sa maison.
Cela lui a sauvé la vie, la nuit du terrible tremblement de terre qui détruisit la ville d’Orléanville, située à moins de 100 km du Domaine. La cave construite en briques en 1920 n’y résista pas et s’écroula complètement, libérant du même coup des centaines de milliers de litres de vin, qui s’écoulèrent dans le lit de l’oued proche. Les 12 ouvriers logés au-dessus des écuries n’eurent pas cette même chance, ils moururent avec les chevaux ensevelis sous les décombres des anciennes écuries.
Caves et écuries furent reconstruites en 3 mois, cette fois solidement en béton armé et devraient, espérons-le, résister au prochain séisme assez courant dans cette région.
Hanna, vêtue d’une magnifique djellaba vert jade, brodée de fil d’or, dépose sur le plateau les plats en céramique vernissée contenant couscous, légumes et viandes, elle s’excuse de ne pas posséder de service de table, nous avons droit à deux petites coupes pour parer à notre manque de dextérité dans la prise manuel des aliments selon les habitudes prévalantes dans les pays arabes.
Avec service ou sans, le couscous est mon plat préféré, celui-ci est sans pareil, entièrement faite main, si j’ose dire avec des produits du cru. Un véritable régal, à s’en lécher les doigts !!!
– Tenez je vous la donne, j’en ferai venir d’autres de Suisse
Fadi nous fait encore visiter son village, où vivent environ 250 personnes toutes d’ethnie berbère. Il nous présente au "moudjahid" le chef du village.
Il est temps de redescendre avant que la nuit tombe. Fadi insiste pour nous accompagner, je décline l’offre, le chemin est bien tracé, pas de risque de se perdre. Nous nous mettons en route et entreprenons la descente à grandes enjambées, en 45 minutes nous sommes rendus, essoufflés et transpirant nous allons directement prendre une douche à deux !!
Il est trop tard pour songer à raccompagner Marie ce soir, au train. Nous remettons le départ au lendemain matin.
Encore une nuit ensemble n’est pas pour nous déplaire !! Ah ce sommier qui couine… Excuse-nous Léon pas camé !!! (caméléon) pour le bruit.
Le matin dès 6 heures, c’est la course et l’angoisse, avec les moyens de transport aléatoires du domaine. Finalement, j’arrive à faire démarrer à la manivelle cette satanée traction avant et nous filons à la gare d’Affreville (actuellement El Khémis). Ici les trains sont toujours en retard sur l’horaire, le problème c’est de savoir de combien… finalement, le train de 7 heures 15 arrive à 8 heures, c’est pas mal. Une trentaine de voyageurs montent rapidement dans le train, mais lui n’est pas pressé, deux employés des chemins de fer procèdent à l’inspection minutieuse du système de freinage à air comprimé… pchiitt… pchiitt ensuite, toc… toc sur les roues, puis ce dur labeur terminé… conciliabule avec force gestes, on se roule une cibiche, on se remet la casquette d’aplomb et en voiture "msieudam".
Ah ces adieux sur les quais de gare ! Ces embrassades. Ces recommandations. Cette larme qui reste suspendue au coin de l’œil. Ces baisers soufflés dans le creux de la main… ouououou, qui restent dans l’air. Ce mouchoir qui s’agite, qui vient… petit… de plus en plus petit… et qui disparaît. J’abhorre.
Mais dès que la lanterne rouge du dernier wagon s’est noyée dans l’horizon, la déchirure de la séparation s’abat sur vous, elle vous enveloppe de sa chape de mélancolie et ne vous quitte plus de la journée et même de la nuit.
Je traîne un peu dans Affreville, pénètre dans un café maure et commande un thé-menthe-sucré qui me donne un coup de fouet, et me remet les idées en place. En passant devant un magasin de radios et de gramophones, je vois dans la vitrine, une publicité pour une petite radio à piles, intrigué je pénètre dans le magasin où je suis accueilli par un colosse au visage buriné, surmonté d’une chevelure blonde bouclée. Il parle français avec un accent chantant, indéfinissable, que je reconnais immédiatement pour du suédois. “ Hej “ lui-dis-je (salut en Suédois). Il me regarde avec un air intrigué et soupçonneux, fronce les sourcils et me répond “ Hej “.
– Bonjour, ne vous inquiétez pas, je suis Suisse, mais j’ai fait un stage en Suède dans une station agronomique sur l’île de Gotland, j’ai reconnu l’accent chantant caractéristique des Suédois.
Il semble soulagé, me tend une énorme paluche qui me broie les doigts de la main que je lui tends.
– Je suis le caviste du Domaine Cousin. Cette radio qui est dans votre vitrine, c’est quoi exactement ?
Passionné de radio. Il me fait l’article sur la première radio transistor produite au monde, une Pizon-Bros américaine. Il en possède un modèle qui fonctionne partout, avec de simples piles de lampes de poche, il suffit de déployer l’antenne télescopique, tourner un bouton pour trouver une station et ça fonctionne. Il me fait immédiatement une démonstration sur le pas-de-porte de son magasin, ajuste l’antenne, et miracle ! un son clair et net sort du petit haut-parleur recouvert d’un tissu de soie grise.
Je l’achète sans hésiter, elle me sera utile pour me tenir au courant des nouvelles internationales et des événements d’Algérie. Avant de partir, il m’offre un café et me présente sa femme «Tanina» une Kabyle aux yeux verts habillée à l’européenne d’une beauté stupéfiante.
– Passez nous voir, quand vous venez à Affreville. Vous serez toujours le bienvenu.
– Je n’y manquerai pas.«Tack sa mycket»(merci beaucoup)
– Au fait, je m’appelle Markus, mais ici c’est Marc.
J’hésite un moment à lui tendre la main, mais il me devance en me prenant par l’épaule comme un vieux copain « adjö » .
Ce couple inhabituel est vraiment sympathique.
Il est temps de rentrer au domaine, maintenant. À peine arrivé dans ma chambre, que Tobias le messager sournois du patron frappe à ma porte…
– Salut, Monsieur Aloïs te demande, il est à son laboratoire.
Ouh là…, je ne pressens rien de bon. Je me rends tranquillement à sa demeure, il me reçoit avec son air distant habituel.
– Monsieur Le Wenk, j’ai appris que vous avez reçu une femme chez vous durant tout le week-end. Sachez que les couples non mariés sont interdits dans l’enceinte de la propriété. C’est la dernière fois, la prochaine, vous pourrez repartir avec. C’est tout, vous pouvez disposer.
Là, je dois dire que je suis sur le cul et envahi d’une rage froide, me faire ce genre de remontrance, lui un homosexuel notoire. L’envie me vient de lui foutre mon poing dans la figure et de me tirer de ce lieu pourri. Je me contiens avec peine, tourne les talons sans un mot, claque la porte d’entrée avec violence et me rend en tremblant de colère chez Bubu, lui raconter ce dernier épisode. Deux whiskys secs me calment.
— mais pas la phrase qu’il prononce.
– C’est le patron, il fait ce qu’il veut ici. Il règne sur le domaine comme un potentat du moyen-âge. Si tu n’acceptes pas ce fait, il vaut mieux que tu partes, sinon ça finira mal.
– Eh bien, merci pour tes encouragements !! Malgré tout le respect que je te dois, je n’ai pas envie de poursuivre cette conversation débile. Salut et merci.
Je me sens impuissant, lié poings et pieds dans ce trou perdu. Ma déception est immense, mes rêves d’aventures et de liberté écrasés par un petit tyran vexé d’avoir misé sur la mauvaise monture, c’est exactement ça (vous voyez ce que je veux dire…)
Heureusement, je suis déjà pourvu, malgré mon jeune âge, de ce que des années plus tard, on appellera la "résilience". Mais je ne le sais pas encore, je ne sais qu’une chose, le destin contraire m’insuffle des forces insoupçonnées.
Ce n’est pas cette tante coloniale qui me fera renoncer, j’irai jusqu’au bout de mon contrat, c’est l’objectif que je me suis fixé, tenir un an dans ce premier job.
Maintenant, je connais mieux le loustic, dorénavant il va falloir jouer finaud. Je m’efforce de faire mon boulot, rien de plus, rien de moins. Pas de confrontation directe. Pas de familiarité. Amadouer Tobias, le caniche attitré du maître ! Et encore mieux, trouver un moyen de pression sur Alois de Saint Léon pour qu’il me foute définitivement la paix. Au premier faux pas de l’empereur, couic… je le coince.
Cette occasion, d’ailleurs, n’allait pas tarder à se présenter, malheureusement d’une triste manière.
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Les mois ont passé, analyse et rectification de la récolte 54 sont bientôt terminées.
Une fois par mois, je prends le train pour Alger, où je retrouve Marie pour le week-end. Je réserve la chambre 22 à l’hôtel "Marta" en souvenir de notre arrivée.
Au Domaine les camions-citernes ont vidé la majorité des cuves, il en reste encore une à moitié pleine, je la fais transférer dans une cuve plus petite, afin de procéder au nettoyage de la "pierre à vin" qui recouvre l’intérieur des cuves sur une épaisseur de 3 à 4 cm.
Avant le nettoyage d’une cuve, il faut l’aérer pour évacuer les gaz mortels qu’elle contient – vapeur d’alcool, dioxyde de carbone, etc. qui vous asphyxient un être humain en quelques minutes.
Pour cela, il faut ouvrir la trappe sur le dessus qui donne à l’extérieur sur le toit et installer un puissant ventilateur devant la porte de vidange inférieure. La cuve est en béton vitrifié, après vérification et contrôle de l’air, un ouvrier se glisse à l’intérieur et gratte le tartre qui c’est déposé sur la surface. C’est un travail particulièrement pénible et dangereux. Je sais que par le passé, il y a eu plusieurs accidents.
J’ai mis au point un protocole de sécurité, comportant la rotation toutes les heures de deux travailleurs, plus une personne en surveillance permanente devant l’entrée de la cuve.
Cette fois, après 24 heures de ventilation, lorsque je viens vérifier l’état de l’intérieur de la cuve à l’aide d’une lampe torche, je suis intrigué par une masse noire informe reposant sur le fond de la cuve. Je ne m’inquiète pas trop, il y a souvent des boues résiduelles à évacuer. L’air n’est pas encore assez pur pour pénétrer sans danger à l’intérieur, je décide de poursuivre l’aération encore toute la nuit. Tôt le lendemain matin, je suis avec Fadi devant l’entrée de la cure, par sécurité je lui passe une corde autour de la taille, et muni d’une lampe frontale il pénètre à quatre pattes dans la cuve en direction de l’objet suspect. À peine arrivé à proximité, que je l’entends crier "ben merde alors".
Il ressort en catastrophe, la bouche ouverte, il arrive à peine à parler,
– C’est… c’est… un cadavre.
Aïe, je reste sans réaction, devant cette situation déroutante, paralysé par l’émotion et la crainte. — allons du calme mon vieux, reprends toi —
Fadi me regarde d’un air interrogateur !
– Qu’est ce qu’on fait chef ?
– Referme la trappe, et reste là. Je vais mettre le patron au courant.
Arrivé devant la porte d’entrée de sa demeure, elle est fermée, c’est vrai qu’il n’est que 6 heures du matin. Tout est silencieux, je me saisis du heurtoir en bronze, et frappe violemment jusqu’à ce qu’une certaine animation se manifeste à l’intérieur. Les lumières s’allument, j’entends des cris et des pas se précipiter dans le couloir, la porte s’ouvre et Tobias le chien fidèle passe une tête endormie par l’entrebâillement.
– Ah c’est toi, mais qu’est-ce qu’il a ?
– Va vite chercher le patron, et venez immédiatement à la cave.
Je repars avant qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Je me rends au local de paye de Bubu et lui explique rapidement la découverte macabre.
– Téléphone à la police d’Affreville qu’ils viennent faire le constat.
Je tiens à me couvrir, on ne sait jamais, je ne tiens pas à porter le chapeau.
Je retourne à toute vitesse à la cave, où j’arrive en même temps que le patron suivi comme son ombre par Tobias. Je leur résume la situation en quelques mots, leurs visages se figent de stupeur… et j’ai déjà demandé à M. Hubert d’avertir la police.
– Quoi ! mais c’est à moi de prendre ce genre de décision, hurle M. Alois.
– C’est moi qui ai découvert le corps, c’est donc moi qui suis responsable, vis-à-vis de l’autorité, et personne ne pénètre dans la cuve avant l’arrivée de la police.
À cet instant M. Hubert arrive tout essoufflé, c’est fait, la police sera là dans 1/2 heure. Alois me regarde avec stupeur mêlée de colère, et il tourne les talons.
– Je vais allez à leur rencontre.
Nous attendons devant la cuve, Hubert, Fadi et moi.
– Quelqu’un a une idée, comment cet homme a pu arriver là ?
– Oui, répond Fadi. C’est probablement des voleurs de vin. Ils montent sur le toit, de nuit, ouvrent une cuve et remplissent des récipients de vin, qu’ils revendent à des trafiquants. Du gaz s’accumule dans le haut de la cuve, c’est dangereux sans masque, quelques minutes suffisent pour asphyxier celui qui ouvre le couvercle sans précaution, c’est ce qui a dû arriver à cet homme. Il aura basculé dans la cuve.
– Écoute, Fadi, la police va t’interroger, tu ne sais rien, t’as rien vu, si tu leur racontes ça, ils seront capables de te soupçonner, laisse-les faire l’enquête, et tirer leurs propres conclusions. T’es d’accord Bubu ?
– Oui, oui, t’en mêles pas, personne ne sait rien. T’as bien compris ?
– Oui, M. Hubert.
Encore quelques instants d’attente, et la porte s’ouvre laissant entrer le patron, accompagné de trois hommes en uniforme de police.
Celui qui semble le chef se dirige vers notre groupe.
– Bonjour ; commandant de police Castelli. J’ai été mis au courant de la situation par votre patron, M. de Saint Léon. Que chacun se présente, dit-il en sortant un calepin de sa veste.
– Vous, en premier
– Blaise Le Wenk, chef caviste
– Allons dans votre bureau et racontez-moi exactement les faits.
Houla…C’est un pointilleux. Je lui décris exactement les faits, tels qu’ils se sont déroulés. Il note tout, avec application sur les pages quadrillées de son carnet.
– Bien, retournons sur les lieux.
Là, je vois que Fadi et Bubu sont interrogés par les deux autres policiers.
– Voilà commandant, c’est terminé, nous avons pris les dépositions des témoins.
– Bien, procédons. Ouvrez la cuve M. Le Wenk.
J’obtempère, et dirige le faisceau de ma lampe sur le corps.
– Là, vous voyez… au milieu.
Castelli se penche dans l’ouverture en retenant son souffle.
– On ne voit pas grand-chose. Brigadier Perruchoux, — oui chef… prenez votre torche, entrez là-dedans et allez examiner de plus près le cadavre.
La tête du brigadier… je ne vous dis pas, mais un ordre est un ordre.
Il s’apprête à obéir, lorsque je l’arrête.
– Attendez, il vaut mieux aérer un moment avant de pénétrer à l’intérieur, c’est plus prudent, il peut rester des poches de gaz. — Fadi… enclenche le ventilateur.
Après 1/2 heure de soufflerie, je fais signe au brigadier qu’il peut y aller. Enlevant sa casquette, je lui fixe une lampe sur le front et retenant son souffle, le brigadier Perruchoux se glisse en rampant en direction de la masse noire au centre le la cuve. Quelques minutes plus tard, il est de retour, tout essoufflé d’avoir retenu sa respiration, il enlève la lampe frontale, et remet sa casquette de brigadier.
– Alors Perruchoux ?
– C’est bien le cadavre d’un homme, mon commandant, environ 30 ans, de type arabe. Apparemment, la noyade semble être la cause de la mort. J’ai aussi remarqué à proximité du corps un jerricane métallique.
– Bien, vous pouvez refermer le portillon de la cuve et y mettre les scellés. Nous en avons terminé, il apparaît évident que nous avons à faire à un voleur. Je vous enverrai une équipe pour la levée du corps.
Tout le monde sort de la cave, M. de Saint Léon invite l’équipe policière à venir prendre un verre chez lui. L’affaire semble être classée !
– Fadi tu peux rentrer chez toi, on ne retournera pas à la cave, tant qu’ils n’auront pas enlevé la dépouille du mort.
Je reste à discuter avec Bubu. Il m’apprend que ce genre d’accident est déjà arrivé par le passé. Personne n’a fait appel à la police, il n’y a pas eu d’enquête, le corps a été enterré discrètement, ni vu, ni connu. Je vois, je comprends mieux la colère du patron, lorsque je lui ai dit que j’avais averti la police. Mais, dis-moi Bubu, il y a une chose que je ne comprends pas, personne ne s’inquiète de ces disparitions, il n’y a pas de déclaration de recherche, rien ? Oh… tu sais, si c’est des Arabes, la police s’en mêle le moins possible, et sur le Domaine le propriétaire a le bras long, il doit certainement arroser toute l’administration d’Affreville et plus loin et plus haut, si nécessaire.
Je suis de plus en plus atterré par les comportements autocratiques totalement arbitraires de la classe dirigeante de ce pays. Dans ces conditions, je comprends mieux l’action du FLN pour l’indépendance de l’Algérie, mais je crains qu’elle ne puisse être acquise que par une révolte populaire violente et finisse dans un bain de sang et de larmes.
J’en ai assez entendu pour la journée, je vais me seller un cheval, et pars au petit trot en direction des collines environnantes. C’est le début de l’été, une température de 30 C ° avec un agréable petit vent venant de la mer. Il règne un silence total, pas de bruit de civilisation, autour de moi, la nature est luxuriante et verdoyante cette année.
Je me trouve sur une hauteur qui domine la plaine du Chéliff, entièrement occupée par les vignes du Domaine. Je peux distinguer des centaines d’ouvriers occupés à l’effeuillage de la vigne.
Comme toujours, vue de loin et de haut, cette Terre ressemble à un paradis, mais dès qu’on l’observe de plus près, les cicatrices laissées par l’homme sont de plus en plus visibles. Je peux voir l’oued Cheliff le plus grand fleuve d’Algérie (725 km) presque à sec et si paisible en cette saison en raison des captages excessifs fournissant l’eau aux vergers, aux plantations d’orangers et d’eucalyptus tout au long de son cour. Pourtant, ses crues brutales sont redoutées, le niveau peut monter de 10 mètres en quelques instants emportant, hommes, bêtes, mechtas et arbres dans un torrent boueux mortel. Voilà le prix à payer pour des siècles de déforestation anarchique et d’agriculture intensive.
Les immenses vignes du domaine s’étendent à perte de vue dans la plaine, j’aperçois les quatre énormes Caterpillar avancer en soulevant un nuage de poussière. Ils leur faudra la journée entière pour faire l’aller-retour. Je reste là jusqu’au coucher du soleil à réfléchir sur les beautés de la nature et sur les terribles inégalités sociales de la colonisation. Il ne fait aucun doute maintenant qu’une tragédie inéluctable se prépare, la raison me conseille de quitter ce beau pays, mais en parallèle, les injustices auxquelles je suis confronté chaque jour me révoltent et me dicte malgré les risques d’apporter mon aide aux opprimés.
Plongé dans mes réflexions, je n’ai pas vu passer le temps. La nuit tombe rapidement, et me contraint de rentrer au domaine sous la clarté de la lune, par prudence, je descends le sentier rocailleux en tenant mon cheval par la bride, arrivé dans la plaine, les chemins rectilignes qui mènent aux habitations me permettent de me remettre en selle et de rentrer au petit trot jusqu’à l’écurie.
Le lendemain matin, en milieu de matinée une fourgonnette Renault grise, vient se garer en marche arrière devant la porte de la cave, en descende deux hommes en blouse grise. La porte a été fermée à clé par mes soins. Coup de klaxon impératif.
– Oui… oui j’arrive. Messieurs bonjour.
– Nous venons pour la levée du corps.
– Allez-y, entrez, leur dis-je, tout en ouvrant la porte.
– Nous devons attendre un officier de police pour enlever les scellés.
– Bon et bien attendons, alors
3 cigarettes plus tard, l’officier Perruchoux arrive dans la Traction avant du poste.
– Messieurs, — salut de rigueur — procédons.
Tout le groupe pénètre dans la cave, où règne une température presque fraîche, comparés aux 35 C° de l’extérieur. Arrivés devant la cuve, nous nous immobilisons, le brigadier Perruchoux s’avance, brise le scellé et ouvre la porte de la cuve. Un coup de lampe torche éclaire le corps… hélas toujours là.
Personne ne semble vouloir prendre l’initiative, dans un silence pesant, chacun se regarde d’un air interrogateur. C’est un sale boulot, j’en conviens. Je prends la parole.
– Messieurs, avant toute chose, je vais allez ouvrir la cuve sur le dessus, cela fera pénétrer un peu de lumière, ensuite nous allons ventiler l’intérieur pendant un certain temps.
Mon intervention a pour effet de détendre l’atmosphère. Je monte sur le toit, par l’échelle fixée sur le mur externe de la cave, il y fait une température de fournaise, arrivé à la hauteur de la cuve Nº 9 je déverrouille le couvercle et le bascule à 180°. Je m’apprête à redescendre, lorsque je remarque plusieurs jerricanes, type armée U.S. alignés près de la cuve mortelle. Ce qui accrédite la thèse du vol. Pourtant, aucun policier n’a dénié monter sur le toit pour vérifier ce genre d’indice.
Je redescends rapidement avant d’attraper une syncope, les trois hommes sont sortis et discutent en fumant des Gitanes papier maïs.
– C’est quand vous voulez, vous pouvez y aller.
Je sens bien qu’il préférerait laisser le corps là où il est, et ils ne sont pas au bout de leurs peines. Je sais par expérience qu’un corps qui à séjourner un certain temps dans de l’alcool devient ductile, par contre il n’a plus d’odeur.
Un des hommes en blouse grise, sort de la fourgonnette une toile cirée noire, et va la placer à l’entrée de la cuve, son collègue, les mains recouvertes de gants en caoutchouc, pénètre dans la cuve, s’approche du corps, se met à genoux et tente de le pousser vers la sortie, là un étrange phénomène se produit, le corps ne bouge pas d’un pouce, mais ces deux mains s’enfonce dans le cadavre avec un bruit épouvantable… pchafff !!
À partir de cet instant, je renonce à voir la suite, et préfère me retirer dans mon laboratoire, où j’allume la radio, je tombe sur un opéra, c’est Tosca, volume à fond, j’oublie ce qui se passe et me laisse porter par la voix sublime de la Callas.
– Monsieur… Monsieur… excusez-moi.
Surpris j’éteins la radio. Le brigadier Perruchoux est devant moi, en nage, pâle, le visage décomposé,
– Nous avons terminé. Pouvez-vous venir.
Je me lève pour le suivre. Devant la cuve, un vieux baril Shell recouvert de la toile cirée.
– Nous n’avons pas pu faire autrement, vous comprenez !
– Oui, je vois !
Je n’ose imaginer l’état de ce qui se trouve dans le baril !
– Nous avons besoin d’un élévateur, pour transporter le fût verticalement dans le fourgon.
– Bien, je vais allez chercher quelqu’un.
Je me dirige vers le garage où j’appelle Mouïa. Le voilà qui surgit du moteur de son camion Citroën.
– Salut Mouïa, prends l’élévateur et va à la cave mettre un fût dans un fourgon.
Je n’y retourne pas, et reste dans la cour, jusqu’à ce que le fourgon gris la traverse et s’éloigne en direction d’Affreville. Cette fois c’est fini. Je n’entendrai plus parler de l’enquête et personne ne sera jamais qui était le mort de la cuve Nº 9.
Comme je lui ai conseillé, Fadi est resté chez lui depuis le début de l’affaire. Il faut que je monte à son village pour le tenir au courant.
Lors de mes déplacements à Alger où je me rends en train une à deux fois par mois, pour retrouver Marie, j’ai mis en place une "filière" Nescafé et lait en poudre Guigoz. À chaque voyage je ramène à Raoumah une dizaine de boîtes de la multinationale suisse que je demande à ma mère d’expédier à mon nom, à l’adresse de l’hôtel Marta. À mon retour, je les remets à Fadi pour qu’il les distribue dans son village. Cette fois je les charge dans mon sac à dos avec une gourde d’eau, il fait très chaud, je mets un casque colonial pour éviter l’insolation, et je me mets en route pour le mechta de Fadi, je crois qu’il se nomme Aïn Bouzane, mais peut-être ai-je mal compris.
Le chemin pierreux est pénible, la pente rude, je dois m’arrêter souvent pour reprendre mon souffle et me désaltérer. Il me faut près de 2 heures pour atteindre le hameau et l’habitation de Fadi. C’est Hanna sa femme qui me répond, elle a l’air gêné, Fadi est absent me dit-elle, je ne sais pas quand il rentrera. Je décide de ne pas l’attendre, l’après-midi est déjà bien avancée, je veux rentrer avant la nuit. Je remets les boîtes Nestlé à Hanna, et lui dit que Fadi peut revenir travailler à la cave le lendemain.
La descente s’effectue rapidement sous le ciel rouge du crépuscule, à un certain moment je croise une équipe d’une cinquantaine d’ouvriers de la vigne qui remonte dans les mechtas du douar. Nous nous saluons selon la mode arabe.
– as-salâmou 'alaikoum
Je sens une interrogation soupçonneuse dans leur regard — je coupe court —
– J’ai été rendre visite à Fadi Lahoucine à Aïn Bouzane.
– 'alaikoumou s-salâm.
Je reprends aussitôt mon chemin en sautant d’une pierre à l’autre comme j’ai appris à le faire dans les montagnes de ma Suisse natale.
Il fait nuit lorsque j’arrive à mon logement, le repas est sur la table, cette randonnée m’a littéralement affamé, j’avale avec plaisir le hachis Parmentier de Rose Hubert, et termine avec le traditionnel pain-fromage salades. Ensuite je m’étends sur le lit en écoutant les informations sur ma nouvelle radio à transistor.
J’ai dû m’endormir, c’est les jappements des coyotes qui me réveillent, j’éteins la radio, et replonge illico dans un profond sommeil.
Dès l’aube je suis à la cave, Fadi est déjà là, au travail.
– Salut Fadi.
– Salut-chef, merci pour les boîtes Nestlé, j’étais pas là, je suis allé trouver un cousin. Justement à propos de mon cousin, il aurait besoin de médicaments, tu pourrais m’en procurer depuis la Suisse, il te payera.
– Oui, je pense que c’est possible, mais quel médicament ?
– Je t’apporterai la liste et l’adresse, c’est assez urgent, je crois que c’est des antibiotiques.
– D’accord, dès que j’ai la liste, je téléphonerai à ma mère à Genève.
“Et c’est ainsi que la filière du Nescafé se transforma en filière Hofmann-La Roche. Elle fonctionna durant tout le temps que j’ai passé en Algérie. Je n’étais pas vraiment dupe sur la destination finale des médicaments, il semble que Fadi ait eu beaucoup de cousins, dont certains grièvement blessés !!“.
C’est depuis ce jour que Fadi me conseilla de mettre un drapeau suisse sur ma porte. Je ne devais comprendre que beaucoup plus tard la raison de cette décoration nationale.
G.L.W.
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