mardi 18 avril 2017

CHAP. N°12 - C’EST GRAND L’AMÉRIQUE





Dis… c’est grand l’Amérique ?
Tais-toi, bois et marche.



Aujourd’hui, nous embarquons à l’aéroport international de Genève-Cointrin. Sur le panneau d’affichage, le départ du vol Swissair L380 direction New York est annoncé pour 12 heures.
Tout a été très vite depuis notre décision de faire un bout de chemin ensemble, et plus si affinité.
Avant notre départ, j’ai été présenter Cléo à ma famille, pour le coup et pour la première fois, ils ont été rassurés, sur mon avenir, c’est qu’elle a de la classe Cléo, et en plus elle vient d’une vieille famille de notables genevois.
Tobias mon père, lui tourne autour avec insistance, il va jusqu’à lui offrir une bague avec une améthyste mauve intense.
– Tenez, Cléo, elle vous portera chance.
Sacré Tobias à 68 ans, c’est toujours l’infatigable trousseur de jupons, mais c’est mon père !
– Nous partons visiter les States. 
Je ne leur parle pas de nos véritables projets, ce qui les aurait probablement à nouveau inquiétés.
J’ai fait transférer une somme importante à la First National Bank of Boston qui sont les partenaires de la banque privée « P & T » de Genève.
Cette fois j’ai mis Cléo au courant de mon compte secret, et je lui ai même donné le numéro à mémoriser.
– S’il devait m’arriver un accident – on ne sait jamais – Charles le comptable de feu ton papa est au courant, je lui ai donné une procuration à ton nom.
De mon côté tout semble réglé.
Ah oui… mes filles : Lila a pris en gérance un petit magasin de produits biologiques et s’en sort assez bien. Elle élève seule sa fille Nadya, qu’elle a eue avec un de ses copains écolos lors d’un séjour en Ardèche.
Saba, après son apprentissage de laborantine, travaille dans une clinique privée de la Côte, elle habite Rolle et devrait se marier prochainement. Quand à Cléo, d’après ses dires, le conseil de famille a décidé de créer une fondation destinée à protéger le patrimoine immobilier de la famille, qui comporte la maison de ses parents à Vandoeuvres, l’hôtel particulier de la rue des Granges, le château de Collonges et une autre demeure de maître à Bellevue. Mazette, rien que ça… !

Maison forte rénovée de Collonge sous Sallève

La mère de Cléo a refusé de faire partie du conseil de fondation et a exigé de toucher sa part d’héritage immédiatement. 
Cléo également, qui ne veut plus rien avoir à faire avec ses cousins, oncles et tantes, qui tiennent les cordons de la bourse de la famille. La fondation Martin lui a versé la somme « ridicule » de 1 million + sa part d’héritage de son père, ce qui lui fait près de 2 millions de francs suisses.
À nous deux, on peut voir venir. Reste à leur trouver un bon usage.

k

– Les passagers pour New York vol 380 sont priés de monter à bord.
Nous voilà assis pour 8 heures dans un Jumbo 747.
Collation au bar du 1er étage, roupillon, recollation, apéritif, un film sur notre écran perso et la descente sur Kennedy airport est annoncée. Bouclage des ceintures, vibration, un léger choc et la piste bétonnée défile à grande vitesse sous les ailes, le pilote inverse la poussée des moteurs, l’avion ralentit en douceur et se dirige au pas vers le port de débarquement. Débouclage des ceintures, nous prenons nos bagages à main et nous nous glissons dans la file des passagers en direction des issues de sortie.
Passage en douane – Cléo est nerveuse, je vois sa main trembler en tendant son passeport, contrôle suspicieux des préposés à l’émigration, qui regardent alternativement votre tronche et la photo du passeport. Pan... pan... tampon, un signe de tête pour, passez, et nous voilà aux États-Unis.
– Ça va chérie ? Tu es toutes pâle, qui a-t-il ?
– J’ai oublié de te dire que je suis déjà venue dans ce pays en 1965, à Berkeley près de San Francisco, avec une bourse d’étudiant en droit international. 
– Ah bon, et alors ?
– J’ai eu quelques petits ennuis à l’époque, mais il y a prescription maintenant.
– Je te raconterai la suite plus tard, pour le moment, il nous faut trouver un bus pour Boston, 
Cléo, qui maîtrise parfaitement l’anglais se démène pour obtenir ce renseignement. Comme vous le savez, aux States les distances ne sont plus comparables à celle de notre vieille Europe, ici 1 km fait 1,600 m. soit 1 mille.
En désespoir de cause, nous prenons un taxi qui nous emmène au terminal des bus... ah, oui, quand même 8 km.
Un bus Greyhound  est prêt au départ pour Boston, 350 km pour 10 $. et 5 heures de route.
– Alors, Cléo, raconte-moi ton aventure de jeunesse :


CLÉO À BERKELEY

En ce temps-là, j’étais tombée folle amoureuse d’un étudiant de Berkeley... Bill qu’il s’appelait, un révolutionnaire exalté. Un jour il décida de commettre un attentat, et de détruire la villa d’un certain Monsieur Paterson, un professeur de droit ultra-conservateur qui détestait les étudiants qui manifestaient sous les fenêtres de la salle de cours.
Bill choisit un week-end où la famille était absente. Il pénétra par effraction, chercha la bouteille de gaz du barbecue qui se trouvait dans le garage, la transporta dans la cuisine, d’un coup de marteau il brisa le manomètre qui laissa échapper le gaz butane.
Avant de partir, il fouilla un meuble métallique qui portait sur un des tiroirs une étiquette qui attira son attention « Renseignement sur mes étudiants ». Intrigué, il se mit à consulter des dizaines de fiches classées par ordre alphabétique. Sous B il trouva la sienne avec des photos de lui le montrant haranguant des groupes d’étudiants, accompagnés de commentaires insultants, des détails sur sa vie privée, et même sa relation intime avec une certaine Cléo, une boursière étrangère du même acabit.
Absorbé par sa lecture, il en oublia le danger du gaz qui se répandait dans les pièces. Un malheureux concours de circonstances voulut qu’un gros raton laveur, cherchant sa pitance dans une poubelle, déclenche l’alarme et l’éclairage automatique de la terrasse, baoumm... une explosion déchira l’air, une langue de feu se répandit dans le salon où se trouvait Bill, la maison s’embrasa et fut entièrement détruite.
Le lendemain matin, deux policiers sonnèrent à la maison que notre petit groupe de filles occupait à Oakland avec Bill.
Nous recherchons un certain Bill N... savez-vous où il se trouve ?
Devant notre réponse négative, les policiers nous embarquèrent toutes au poste pour interrogatoire.
C’est là que j’appris ce qui s’était passé, la mort de Bill retrouvé déchiqueté et calciné.
Heureusement aucune de nous, ne révéla la vérité sur les véritables intentions de Bill.
Finalement l’affaire fut classée, la police conclut à un accident, et Bill le révolutionnaire qui se prenait pour le Che, rétrograda au rang d’un vulgaire petit voleur amateur, quelle déchéance. J’ai été tentée de dire la vérité pour lui rendre justice, mais la police m’avait à l’œil, elle savait que j’étais la petite amie de Bill et me soupçonnèrent de mentir pour le protéger.
Ma bourse me fut retirée et on me donna 1 semaine pour quitter le territoire des États-Unis avec interdiction d’y revenir durant les 10 prochaines années. Tu comprends pourquoi j’avais la peur au ventre en passant la douane.
– Ouaah… Quelle histoire terrible. Ma Cléo une révolutionnaire, je n’en reviens pas.




– Oh... ce n’est pas tout, par la suite j’ai participé à mai 68 à Marseille, je faisais partie d’un groupe de gauchistes très engagés, en août nous sommes partis à Prague participer à l’euphorique Printemps de Prague. Nous étions là, lorsque le 21 août, l’entrée des chars russes T34 firent trembler les murs de la maison que nous avions squattée, et sonnèrent la fin de la récréation.
Je ne te raconte pas les péripéties de notre retour en Autriche, la fouille à la douane, la saisie de nos appareils de photo et l’attente interminable, plus de 8 heures sans sortir – même pas pour faire pipi – de notre bus WW bariolé.
Mon destin de révolutionnaire active s’arrêta là. En rentrant à Genève, je me suis rangée, trouvé un boulot tranquille de secrétaire à la Croix-Rouge. Pour nous défouler le week-end, nous fréquentions avec quelques bonnes copines les boîtes branchées de la Riviera Vaudoise.
Ensuite, je me suis mariée, enfin, j’ai essayé, trois fois même, mais cela n’a jamais marché, comme tu le sais.
– Finalement, je constate que le fossé qui semblait nous séparer n’est pas si grand, cela me rassure, car ce n’est pas avec moi que tu vas trouver quiétude et sécurité, par contre je te promets de ne plus commettre de délit ni d’enfreindre les lois. Pour rien au monde, je ne courrais plus le risque d’être séparé de toi.
Durant toutes ces confidences, le bus a fait du chemin, nous sommes arrivés dans la banlieue de Boston, par la fenêtre, nous pouvons contempler un paysage enneigé, balayé par un vent qui semble glacial.
Brrrr... nous n’avions pas prévu ça. En descendant du bus dans le centre de Boston, nous sommes saisis par un froid intense, un thermomètre géant affiche moins 12 °C.
Nous nous précipitons à l’intérieur de la salle d’attente pour ouvrir nos valises et trouver de quoi nous habiller plus chaudement. Mais nous ne trouvons aucun vêtement qui pourrait remplir ce rôle.
Reste plus qu’à chercher un magasin de sport ou une boutique d’habillement chaud.
Plus vite dit que fait, par prudence, nous faisons appel à un taxi, qui, devant nos habillements légers, demande à Cléo si nous revenons d’Hawaï !
Justement, nous voulons acheter des habits, pouvez-vous nous conduire dans une rue commerçante où nous pourrons trouver de quoi nous couvrir plus chaudement.
Un quart d’heure plus tard, le chauffeur nous dépose devant une galerie marchande – chauffée précise le taximan –.
Comme il a l’air sympa et serviable, nous lui demandons s’il veut bien nous attendre pendant que nous allons faire nos emplettes. Les bagages restent dans son coffre sous sa surveillance.
Dans une boutique de sport, nous choisissons une Parka canadienne doublée de fourrure de loup et une paire de boots, indispensables pour déambuler sur les trottoirs enneigés de la ville.
Ouf… ça va mieux, ainsi équipés, nous pénétrons dans une brasserie et commandons un Irish-café accompagné d’un énorme Bretzel. Je fais signe au chauffeur, assis au volant de son véhicule, de venir prendre un verre avec nous, il me répond par la négative.
La collation terminée, nous allons le rejoindre.
– Merci pour l’invitation, mais je n’ai pas le droit de laisser mon taxi durant le service.
– Oui, je comprends. Conduisez-nous à Brooklyn, hôtel Eliot, Aspinwall Avenue.
– Tiens... Comment tu connais cet hôtel Blaise ?
– Je suis venu ici l’année dernière régler une affaire délicate pour mon père. Une histoire de factures impayées. Je ne suis resté que 48 heures. 
Je ne m’étends pas plus sur les détails de l’opération.
C’est ici, thank you man. 
Une fois installés dans notre chambre, le contenu des valises rangé dans les armoires, nous piquons un petit somme régénérateur.
Quand nous nous réveillons, il fait encore jour, c’est vrai, j’avais oublié les 6 heures de décalage avec Genève.
– Habille-toi, nous devons nous inscrire au cours du Koshi Institut, c’est juste à côté. 
– Tu vois ce bâtiment en briques, c’est là.
Une fois l’inscription enregistrée, et les cours payés, nous visitons les lieux. De grandes salles claires, aménagées dans une ancienne fabrique de textile. Les cours ont débuté depuis une semaine, une trentaine d’étudiants participent aux leçons pratiques de shiatsu, de Do-in et Hata-Yoga.
Dans l’un d’entre eux, le professeur Mitio Koshi lui-même donne un cours sur « L’Ordre de l’Univers », dans un anglais parfait, mais avec un débit rapide à la japonaise, je vais devoir m’accrocher pour comprendre ses démonstrations. Heureusement, il trace continuellement des schémas à la craie sur un tableau noir.
La visite terminée, je me renseigne au bureau de la réception, pour la location d’un logement.
Viviane, une Française, préposée à la réception, nous donne une liste des chambres disponibles chez des familles macrobiotiques américaines de la région.
Nous en visitons quelques-unes, qui ne nous conviennent vraiment pas. Mal chauffées, trop exigües, hôtes pas sympas, et en plus chères, etc. 
– Rentrons à l’hôtel, j’ai une idée, je connais quelqu’un qui pourrait nous dépanner. J’irai demain, mais seul, c’est préférable, l’endroit est en « Zone crime », ce qui veut dire que la police ne contrôle pas les lieux. Ne t’inquiète pas, je ne risque rien.
L’hôtel est tranquille, la nuit silencieuse. Le lit grinçant et les parois de la chambre trop minces nous obligent à réfréner nos ardeurs et, en plus, c’est très mal chauffé. 
Au réveil, je tire les rideaux pour constater qu’il neige, des dentelles de givre bordent les vitres de la fenêtre.
Parkas et boots sont les bienvenues.
Déjeuner énergétique au restaurant appartenant à l’institut.
À 9 heures Cléo se rend à son premier cours, et, moi, je prends un trolleybus pour “Jamaica Plain“.
Je demande au chauffeur s’il peut s’arrêter devant l’entrée de la propriété de Mister Ramirez. Le voilà qui me regarde avec des yeux effrayés – yes... yes – il refuse de me faire payer la course.
10 minutes et le trolley stoppe devant la grille d’entrée de la demeure de Manuel Ramirez. Je descends et remercie le conducteur qui me regarde comme un extra-terrestre.
Un portier porte-flingue m’apostrophe brutalement et me prie de circuler. Je lui réponds en français mon désir de rencontrer Mister Ramirez. Je lui fais signe de l’appeler sur l’interphone qui se trouve dans une guérite en verre, où se trouve un second garde.
Conciliabule en Espagnol des deux gardes. Je prends un air autoritaire – alors ça vient –. Il se décide à presser le bouton de l’interphone... explique la situation !
Votre nom : Blaise Le Wenk. what ? Je répète lentement B.L.A.I.S.E. – L.E. - W.E.N.K.
J’entends hurler dans l’interphone, je reconnais immédiatement la voix de stentor de Manuel.
Les voilà qui se mettent au garde à vous, la grille coulisse silencieusement sur ses rails.
– Come in.. mister Lewouenk.
J’entre rapidement sans un regard pour les portiers, faut savoir se faire respecter dans ce milieu.
Comme la dernière fois, Mister Manuel Ramirez m’accueille, malgré la fricasse, sur la galerie, vautré dans son fauteuil balançoire.
– Hello, Blaise, tu viens encore me réclamer du fric ?
– Salut vieux pote, non… pas du tout, rassure-toi.
– Anita ! serre nous deux Planteurs sans glace, on se les gèle assez comme ça, et allume les infrarouges.
– Voilà le but de ma visite Manuel. Je m’installe à Boston pour 6 mois avec ma copine, et je chercher un logement dans le coin. T’aurais pas ça dans tes cartons. Bien entendu, je paye le loyer.
Ramirez plisse les yeux et me lance un regard soupçonneux et inquiétant.
– Tu viens faire quoi au juste, par ici ?
– Ne te fait pas de souci, je prends des cours dans une école de médecine japonaise à Brooklyn. Nous n’allons pas te causer le moindre ennui.
– Ah... bon..., son regard reprend son cours normal.
Le Ramirez faut savoir lui parler, sinon tu risques ne ne jamais refaire surface.
– Blaise, t’as frappé à la bonne porte, j’ai ce qu’il te faut, à deux pas, un pavillon entièrement rénové, petit jardin, barrière et alarme de sécurité. Mais, je te rassure, ici personne ne viendra de chercher des poux dans la tête, tu es mon invité – 600 $. par mois meublé, ça te va ?
– Je suis certain que cela sera parfait. Tiens, je te paye 3 mois d’avance, hein... les bons comptes font quoi ? Oui… des vieux os et les mauvais n’en font pas... je sais.
Aaaahh…, le voilà qui se marre comme une baleine, faut dire que le Ramirez fait bien dans les 150 kilos, et quand il rigole... tout le tas se met à trembler.
– Blaise, comme tu le sais, je ne bouge pas souvent de mon observatoire, Ernesto, que tu connais déjà, va te conduire là-bas. Anita… Remplis nos verres… pan, la paluche de Manuel se plaque sur les fesses rebondies de la belle Anita, et va me chercher les clés du pavillon 113.
Tiens Blaise, les clés de ta baraque, fous-y pas le feu, j’ai pas d’assurance… Ahaaaa ! Ah..., encore une chose, pour l’ameublement, je te le fais livrer dans les 24 heures.
Pour le chauffage, tu commandes toi-même le fioul, la citerne contient 3000 litres.
– Tchao.. À la prochaine, je t’invite à la fiesta du Nouvel An. Viens avec ta belle, non, ne me remercie pas et ne refuse pas.
Comme par miracle voilà Ernesto qui arrive sur l’esplanade avec la Cadi noire, bob sur la tête et Ray Ban, il me fait signe de monter. Il doit être muet, il ne communique que par signes.
Je monte à l’arrière de la Cadi de 12 places assises et 2 couchées ! Bar, télévision, et une radio qui semble capter une fréquence de la police.
Cette fois, il ne fait pas fumer les pneus, Ernesto sourit, et conduit tranquille d’une main nonchalante. 
Le voilà qui stoppe la voiture devant un pavillon au standard américain, en bois peint en blanc, galerie, en apparence, il a l’air neuf. Devant l’entrée, une bande d’ados tapent dans un ballon, d’autres glandent sur les marches, une autoradio à l’épaule en écoutant du Bob Marley à fond les baffles, et semblent s’emmerder.
Ernesto me fait signe d’attendre. Il descend, fait des grands gestes, distribue des papiers verts, ça doit être des dollars, je suppose… Rapidement, la volaille se disperse comme par enchantement. La rue déserte semble avoir retrouvé sa tranquillité... en apparence.
Ernesto vient m’ouvrir la portière, et me fait signe de descendre.
– Ernesto, tu m’attends 5 minutes, je visite et après faudrait me conduire à l’hôtel Eliott.
Ernesto ne répond pas, il remonte dans sa voiture, pose ses deux mains sur le volant et... attend, imperturbable.
Je jette rapidement un coup d’œil, c’est pas mal, c’est typiquement américain. Ce qui m’inquiète le plus, c’est l’entourage, je ne sais pas si Cléo va s’y faire.
Je contourne la voiture, et tente d’ouvrir la portière avant, elle est bloquée, j’insiste, cloc,… la porte s’ouvre. Je m’assieds au côté d’Ernesto... direction Brooklyn. Je vérifie le compteur, à l’arrivée 5 km. Merci... je lui tends la main, il porte la sienne à son bob et le soulève légèrement. Je n’ose pas lui filer un pourboire, il serait capable de me descendre devant l’affront. C’est ce que je ressens du moins. 
Je passe le restant de la matinée à boucler nos bagages, et à les transporter en bus au 113 de Barbara St. J’ai l’intention de faire la surprise à Cléo que je vais attendre à la sortie du cours.
– Viens, accompagne-moi. Nous prenons le vieux trolley, qui doit dater d’avant-guerre ! C’est le même chauffeur que ce matin, il regarde Cléo avec les mêmes yeux réprobateurs... et nous fait signe de nous asseoir derrière lui.
– Tu ne payes pas… me questionne Cléo ?
– Je t’expliquerai, le contexte est un peu spécial.
Il n’y a pas d’arrêt officiel, mais le conducteur arrête son véhicule à la hauteur de Barbara St., d’où je peux apercevoir notre pavillon dans une allée latérale, qui ressort comme une tache claire dans la rangée des autres demeures délabrées. C’est le seul qui semble neuf.
– Descendons, suis-moi. Voilà, c’est là... notre nouvelle demeure. 
J’ouvre la porte, me saisis de Cléo et la porte pour franchir le seuil.
– Chérie, tu es chez toi. J’ai loué ce pavillon pour 6 mois. Nos valises sont où je les ai déposées, dans le couloir au pied de l’escalier.
– Il ne reste plus qu’à s’installer, et à établir une liste des ustensiles de cuisine et de toilette indispensables à notre confort. Alors… tu en dis quoi ?
– T’es le mec le plus génial que j’ai rencontré, je t’aime.
– Je suis d’accord avec toi. Faut quand même que je t’explique le « contexte spécial » Le type que je connais, et qui nous loue ce pavillon, s’appelle Manuel Sanchez. Disons que c’est le chef régional de la communauté des Jamaïcains de Boston, qu’il fait la pluie et le beau temps dans le quartier, qu’il est un peu truand sur les bords, mais il m’a à la bonne, il m’a promis d’assurer notre sécurité.
Durant ces 10 dernières années, les émigrés de la Jamaïque ont peu à peu occupé le terrain dans ce quartier « Blanc-Bobo ». Les propriétaires sont partis, abandonnant leurs demeures, et maintenant plus personne ne veut vivre ici, il y a trop d’insécurité. 
Faudra quand même faire attention, pas de provocation, pas de signe extérieur de richesse, bijoux, montre, habits de marque, etc., et… jamais rentrer de nuit seule.
Nous sommes les uniques blancs et en plus étrangers, qui habitons ce quartier de Jamaica Plain, qui est classé comme « Zone Crime », ni la police, ni les taxis ne s’y aventurent, faut prendre le bus ou cas d’urgence, appeler Manuel, qui nous enverra son chauffeur.
Peut-être qu’il serait préférable d’acheter une voiture d’occasion ? On verra ça plus tard.
Le loyer est de 600 $. Voilà, tu sais tout. Manuel nous fera livrer l’ameublement demain, et le téléphone sera raccordé dans une quinzaine de jours.
Allez au boulot, rendons cette baraque habitable.
Dans l’après-midi, nous irons au centre-ville faire des achats, il y a une station de métro à 20 minutes d’ici.
Notre installation à Jamaica Plain se fit sans problème. Ernesto passait chaque jour devant le pavillon, un coup de klaxon pour signaler que le quartier était calme.
Nous partons le matin prendre le bus pour nous rendre aux cours et nous revenons le soir vers 18 heures. 
Jamais aucune déprédation, les petites frappes de la zone se tiennent à distance. Ramirez tient bien ses troupes en mains et sait se faire respecter.
Le 31 décembre, comme prévu, nous recevons un coup de téléphone de Manuel.
– Salut Blaise, préparez-vous pour la soirée, je t’envoie Ernesto vous chercher vers 20 heures. Tchao.
Nous sommes accueillis à la grille d’entrée, par plusieurs gardes qui ne cachent pas les bosses qui déforment leurs vestes.
Accompagnés par Ernesto, nous entrons dans la propriété comme des VIP.
Lorsque nous arrivons, l’immense jardin est illuminé par des centaines de torches, des tentes sont installées sur un gazon débarrassé de toute trace de neige. Sur la galerie, des infrarouges réchauffent l’atmosphère et un bataillon de belles Jamaïcaines aux seins pigeonnants, se démènent pour servir les invités, derrière un gargantuesque buffet.
D’énormes pièces montées de crème glacée, tartes, gâteaux, paniers débordant de biscuits et de chocolats, sont disposés sur une table qui occupe toute la galerie.
Des fontaines de verre remplies d’un liquide brun translucide, qui au premier abord ressemble a du coca, débitent en réalité du rhum planteur à 40°. Attention la fin de soirée va être chaude.
Sur le porche d’entrée, trône sur son trône le roi Ramirez, très occupé à donner des ordres à la troupe des serveuses jamaïcaines et à les motiver d’une claque sur leurs fesses rebondies.
C’est la première fois que je le revois depuis notre emménagement au pavillon 113.
Accompagné de Cléo, je monte les marches, et me fraie un passage jusqu’au monarque des lieux.
D’un geste, il éloigne les filles qui lui tiennent compagnie, et me fait signe d’approcher.
– Tchao Manuel, je te présente Cléo ma compagne.
– Holà... Blaise, mes hommages Cléo. Je vois que vous avez accepté mon invitation, c’est bien, j’en suis très honoré, pas de problème au 113 ? 
– Non tout va bien, grâce à toi.
– Amusez-vous et profitez de ma fiesta. Adios...
Aux approches de minuit, un monde bigarré s’interpelle bruyamment, la plupart déjà pas mal éméchés, il y a là des notables en costume 3 pièces, des épouses en robe de prix et étoles de vison, des individus à l’habillement voyant, le bob vissé sur le crâne, et des belles en tenues bigarrées de la Jamaïque. Plusieurs personnages avec Ray-Ban, entourés de gardes du corps, se tiennent à l’écart et observent la foule.
Sur l’esplanade, une scène surélevée, bâchée et chauffée, abrite un orchestre rasta qui joue du Reggae et des morceaux de Bob Marley.

Diavolo In Me - A Devil In Me

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À un certain moment, le silence s’établit, la scène s’illumine, un présentateur annonce un personnage corpulent assis dans un énorme fauteuil doré, un micro à la main :
Mesdames et Messieurs j’ai l’immense honneur de vous présenter ; Salomon Burke… qui va vous interpréter pour réchauffer l’atmosphère, un morceau endiablé – Diavolo In Me – À Devil In Me.

 Magistral, Salomon dans une interprétation à couper le souffle, fout le feu à l’assemblée, c’est du délire.
La fiesta est véritablement lancée.
Quelques secondes avant minuit retentit le décompte final accompagné par la batterie de l’orchestre et repris par toute l’assemblée : 
Ten – Nine - Eight  – Seven  – Six – Five– Four – Three  – Two - One
Boooum… Boooum… Booum… un feu d’artifice illumine le ciel d’un rouge flamboyant.
C’est le moment choisi par cette canaille de Sanchez pour faire distribuer ses space cakes « maison » et des haschs brownies par une nuée de jeunes femmes accortes et souriantes, qui se répandent parmi les invités. 
Il faut un peu de temps pour réaliser ce qui arrive. La baguette magique de la fée cannabis vient de faire son effet, brusquement, le brouhaha des conversations monte d’un cran, une hilarité générale gagne l’assemblée.
Sous l’impulsion de la musique reggae diffusée pleins tubes par l’orchestre rasta, certains se mettent à danser et à onduler dans une douce transe euphorique.
Pour ceux qui ont consommé les brownies au chocolat, l’effet, presque immédiat, est plus intense, gare aux retombées pour les non-initiés et les non avertis.
(Le beurre de Marrakech, obtenu par extraction des composés liposolubles du hachisch est substitué au beurre classique dans les recettes)
Heureusement, par chance, avec Cléo, nous nous sommes contentés de partager un cake maison dont la cuisson atténue en partie les effets « récréatifs » de la drogue, ce qui nous permet de contrôler jusqu’à un certain point notre inhibition respective. 
Ce qui n’empêche pas de nous enlacer amoureusement et d’entrer dans une danse lascive totalement anachronique dans cet environnement complètement déjanté.
Après un certain temps, le froid et l’excitation ambiantes nous ramènent à la réalité.
Autour de nous se déroule une sorte de bacchanale géante, des couples font l’amour, adossés aux arbres du jardin, d’autres, entièrement nus, pratiquent des danses érotiques. À côté d’autres couples, habillés et plus sérieux, dansent en lançant des regards effarés autour d’eux.
– Cléo, rentrons, je crains que cela ne dégénère. En plus, ce n’est plus marrant, et il fait froid. Devant l’entrée, une rangée de taxis attend de raccompagner les fêtards. Nous pénétrons dans le premier de la file. 
– 113 Barbara St. – le taxi est gratuit, payé par Ramirez. Tenez chauffeur. Je lui file 50 $ de gratification pour son Nouvel An et pour être certain qu’il nous ramène chez nous.
Tout est bien qui finit bien, connaissant Ramirez, je craignais le pire de cette fiesta.
Pas de galipette cette nuit, le punch et le cake maison nous ont assommés. Nous nous réveillons le lendemain en milieu de matinée, encore tout habillés, la bouche sèche, la langue pâteuse et un tenace mal de tronche.
2 aspirines dans un verre d’eau, plus 3 cafés noirs, atténuent légèrement notre gueule de bois. Heureusement, il n’y a pas cours à l’institut aujourd’hui et après une bonne douche, nous retournons nous mettre au lit, mais rien à faire, le drapeau est en berne, 
Nous passons la soirée sur le canapé en bouffant des pop-corn et à regarder« Rashomon » un film de Kurosawa dont je possède tous les films en DVD.

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Sur les six prochains mois, rien de transcendant à dire. Nous suivons les cours avec assiduité, et obtenons tous deux notre diplôme de naturopathe en médecine orientale.


 À L'Arboricum de Boston

C’est à ce moment, probablement pour décompresser, que l’idée saugrenue de faire le tour des États-Unis, avec des moyens les plus économiques possible, nous est venue.
Un pass libre parcours en bus Greyhound sur l’ensemble du territoire américain pour 300 $ – marche sac au dos et stop, voilà le défi que nous nous sommes fixé pour les 40 ans de Cléo.
Un coup de téléphone à Manuel pour l’avertir de notre projet et de notre absence pour une durée indéterminée.
Il nous assure de faire surveiller la maison où nous laissons nos affaires personnelles. Pour ça, je lui fais confiance, d’autant que le pavillon lui appartient.
Nous sommes début juillet, avec une température de 30 C° en moyenne nous voyageons léger, quelques habits, un sac de couchage et une bonne paire de chaussures. Nous avons prévu de dormir à l’hôtel, chez des amis du réseau communautaire macrobiotique, et dans les premières fermes biologiques qui se développent dans quelques états des States.
Pour l’argent, le minimum en liquide, des travellers et un carnet de chèques de la First National Bank of Boston. (Chèques totalement inutiles, personne ne les accepte.)

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PROCHAIN CHAP. N°13 — BOOK MOVIE USA


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