dimanche 28 février 2016

12° – DETTE DE SANG

       Je m’occupe des réservations sur un des navires effectuant le trajet Alger — Marseille. Marie a donné son congé chez les Bertrand-Duval pour la fin de la semaine. Pas question de flânerie en ville, partout des patrouilles armées, contrôle d’identité, rues barrées. Un climat de terreur règne sur la ville.
Je passe mon temps dans la chambre de l’hôtel Marta. Je prendre mes repas au restaurant de l’Hôtel Aletty, gardé 24 h sur 24 h par un impressionnant service de sécurité. 
Déjà plusieurs jours ont passé. En rentrant un soir à l’hôtel Marta, Marii qui semble m’attendre, me tend une enveloppe fermée sans timbre, avec uniquement inscrit au milieu mes initiales – B.L.W. —
– Pour vous Monsieur Blaise. Baba le yaoulé qui la apporté.
Et… sans un mot, disparait derrière l’épais rideau de la réception.
Je me saisis de l’enveloppe, monte l’escalier quatre à quatre, rentre dans ma chambre, et l’ouvre nerveusement, pressentant de nouvelles complications.
Ce que je peux y lire me laisse pantois :

"Deux vies sauvées, 2 fois. Tu as une dette.
Prochaines instructions suivent.
La lettre est signée bien entendu “ L’AGRONOME.

Je commence à être vraiment inquiet, me voilà pris dans la tourmente de cette guerre malgré moi. Que faire ? 
C’est vrai que j’ai une dette de sang envers le mystérieux « Agronome ». Attendons la suite pour prendre une décision.
Quoiqu’il arrive, il faut que Marie rentre en Suisse, cela devient trop dangereux, je vais téléphoner à ma mère pour qu’elle l’accueille.
Le lendemain, Marii me tend une nouvelle enveloppe identique à la première. 
–Tien, encore un message apporté par Baba.
À l’intérieur, écrit à la main.

« Rends-toi à cette adresse pour du travail : 
Société Luxor - Rue Dumont D’Urville 44 - Alger »
L’Agronome.

Après avoir pris soin de le détruire, je me rends à l’adresse indiquée, autant en avoir le cœur net.
J’arrive devant une grande et luxueuse arcade de matériels électroménagers, avec en exposition une impressionnante gamme de : frigos — cuisinières — aspirateurs, de toutes marques.
J’hésite un moment, finalement je pousse la porte et commence à examiner l’air intéressé quelques frigos.
Un homme d’un certain âge s’approche de moi.
– Bonjour, monsieur, avez-vous besoin d’un renseignement ?
– À vrai dire, non, je chercher du travail, on m’a conseillé de venir chez Luxor, peut-être avez-vous quelques choses pour moi.
Il hésite un moment, l’air inquiet.
– C’est vous le Suisse ?
– Euh… oui.
– Allons dans mon bureau. Asseyez-vous. 
Bonjour, je suis le directeur de la Société Luxor pour l’Algérie. Bon, c’est d’accord je vous engage comme vendeur externe indépendant, vous serez au pourcentage. 
Remplissez cette fiche : Nom… Adresse… date de naissance… Je veux rien savoir de plus. Pas d’embrouille et discrétion. Une 403 commerciale est à votre disposition pour effectuer vous même les livraisons. 
Bienvenue chez Luxor. Venez demain à 8 heures, je vous présenterai aux autres vendeurs. Le responsable des ventes vous expliquera en détail votre travail.
Je n’en reviens pas, j’ai un boulot, bien que je n’en cherche pas. Aucune idée sur mon implication dans les plans de «l’Agronome».
J’appelle Marie, et lui demande de venir me rejoindre à l’hôtel en fin de journée.
En longeant le Bd. Carnot, je peux voir en contrebas l’emplacement des dépôts de la Cie Cousin — la Citroën que j’ai abandonnée devant l’entrée n’est plus là ! 
Je rentre attendre Marie. Lorsqu’elle arrive, nous partons dîner dans une brasserie toute proche, Rue de Tanger.
Nous prenons place à une table à l’écart, commandons le repas, un classique ; entrecôte de Paris — pommes frites.
Je lui décris dans le détail, les évènements de la journée, qui remettent notre départ en cause, et mon désir qu’elle rentre immédiatement en Suisse chez ma mère.
Je dois assumer ma dette et suivre les instructions de l’Agronome. Vu la situation, les risques sont élevés, d’autan que je n’ai aucune idée de ce qu’on attend de moi.
Des larmes coulent lentement des yeux de Marie,
– Non… je refuse, je reste, nous rentrerons ensemble ou ne rentrerons peut être jamais, tans pis, j’en assume le risque.
Nous décidons de trouver un logement indépendant. Cela ne doit pas être trop difficile, déjà de nombreux habitants ont quitté Alger après la vague d’attentats du début de l’année.
Nous passons la nuit à faire l’amour comme si c’était la dernière fois.
Le lendemain à 8 heures je suis dans les locaux de Luxor.
Le directeur me présente à l’équipe d’une douzaine vendeurs.
Le chef de vente nous fait un topo de l’évolution des ventes secteur par secteur avec l’inévitable classement par vendeur, etc., etc. Puis tout le monde traverse la rue, prendre l’habituel petit noir sur le zinc du bistrot d’en face
– Mr. Le Wenk… vous m’accompagnez pendant quelques jours, je vais vous mettre au courant de notre façon de procéder.
C’est ainsi que je deviens vendeur d’appareils ménagers chez Luxor à Alger, en pleine guerre d’indépendance. En dehors de livrer des petits frigos à pétrole     — qui n’ont pas été vendus par moi — dans des localités encore sans électricité et même quelquefois des frigos électriques dans des logements sans électricité, rien ne laisse deviner une quelconque activité clandestine. 
Je vends bien de temps en temps un appareil, aspirateur ou frigo, à crédit, mais certainement pas assez pour remplir mon quota de 6ème vendeur avec les commissions qui vont avec ! 
“Cherche pas à comprendre mon gars, surtout pas de vague“. 
Nous avons trouvé facilement un petit meublé de 3 pièces R. de Tanger. C’est le patron de la brasserie où nous allons quelquefois qui nous le loue. Il le réserve d’habitude pour ses employés, mais les affaires tournent au ralenti, et il a dû réduire son personnel.
Pour nous c’est parfait. Marie n’a pas repris son travail chez le Colonel Bertrand dont la femme et les enfants s’apprêtent d’ailleurs à rentrer en France.
Sous le contrôle des parachutistes du Général Massu, la ville a retrouvé un calme apparent. Pendant 3 mois nous menons une vie tranquille de petit bourgeois, Marie prépare nos repas dans la petite cuisine, je vais au boulot faire mes 8 heures de présence pour toucher à la fin du mois mon salaire.
Je ne saurai jamais quelle était ma véritable fonction au sein du FLN, ni même s’il y en avait une. Je suppose que c’est préférable pour la sécurité de tous.
Début septembre deux événements vont précipiter les choses.
1° Marie est enceinte.
2° Et je suis malade, un problème aux jambes d’origine inconnue.
Nous décidons de rentrer en Suisse coûte que coûte. Nous préparons notre départ le plus discrètement possible, avec les mêmes bagages que lors de notre arrivée 3 ans plus tôt. 
Je prends nos billets pour Marseille à la dernière minute.
J’attends 18 heures pour me rendre chez Luxor avertir le directeur de notre départ imminent et lui en donner les raisons.
Ce n’est en aucun cas une fuite, mais dans ces conditions les risques deviennent trop élevés pour tout le monde.
Il semble d’ailleurs soulagé de ma décision, et nous souhaite bon voyage.




Nous embarquons le soir même sur le magnifique « Kairouan », cette fois nous disposons d’une confortable cabine en 2ème classe. À 20 heures le navire quitte lentement le quai, le paquebot vire largement à bâbord, une fois passé le feu de la Jetée Nord, longe la côte vers Tipasa, laissant derrière soi la Casbah, Notre Dame d’Afrique, la Pointe Pescade et le Cap Caxine. 



******************** 

Abandonner tout ça en sachant qu’on n’y reviendra plus jamais, l’émotion nous étreint mêlée à un sentiment de soulagement. Notre aventure algérienne, les épreuves et ses dangers nous marqueront toute notre vie.
La traversée va durer 18 heures, nous arrivons à Marseille en début d’après midi, sautons dans un taxi direction la gare St.Charles où nous prenons un train direct pour Genève, nous y serons dans la soirée.





⚓️


Épilogue : la révélation finale

Quelques jours après notre arrivée a Genève, je rentre à l’hôpital, avec un grave problème de circulation dans les jambes, je vais y rester 3 mois. ( voir le tome III )
Dés ma sortie j’épouse Marie, suit la naissance de nos deux filles Saba et Lila.
En mars 1962 en marge des accords d’Evian une personne se présente à notre domicile et nous prie, Marie et moi de l’accompagner à l’hôtel de la Réserve de Bellevue. 
– Je suis un chauffeur de la délégation du FLN qui séjourne à la Réserve.
– Une personne désire vous rencontrer…
Nous confions les enfants à une voisine et nous nous installons à l’arrière d’une puissante limousine aux vitres teintées avec plaque CD.
L’hôtel est un véritable camp retranché gardé par l’armée suisse. Nous y pénétrons sans difficulté. Le chauffeur nous ouvre la porte avec déférence.
– Veuillez me suivre.
Nous pénétrons à sa suite dans un petit salon.
– Prenez place. 
Canapé, large fauteuil, petit four et jus d’orange servis.
Nous ne tenons pas en place, intrigués et même un peu inquiets, il faut le dire. Nous patientons depuis un bon moment lorsqu’une porte s’ouvre et un homme d’une quarantaine d’années entre et… et… nous serre dans ses bras chacun notre tour.
Nous l’avons immédiatement reconnu — C’est l’homme du bateau — Assad notre protecteur, notre sauveur, dit «L’Agronome».


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Les accords d’Evian de 1962 





Quand je lis encore – après 60 ans – les vives polémiques sur ce sujet…
Les commentaires des extrémistes de tout bord sur internet…
Ne sachant si Assad vit encore….
60 ans après je ne dévoilerai pas son nom.
Vous vous doutez bien qu’il s’agissait d’un haut responsable du FLN.
Je peux néanmoins revenir sur ce qui s’est dit lors de cet entretien, et sur mon véritable rôle dans le Front de Libération de l’Algérie.
En dehors de mon activité pacifique dans l’opération « Bonbons amers », de laquelle je suis fier. La suite chez Luxor nettement plus active et plus dangereuse — bien qu’à l’insu de mon plein gré —, consistait à transmettre des messages et de l’argent dissimulé dans les appareils électroménagers que je livrais — ce dont je me suis toujours douté – à des partisans de l’indépendance de l’Algérie. 


Gérard Le Wenk - 2012 - 2013 - 2014 - 2015 de mémoire.


Suite :

Je viens d'apprendre le décès à Lausanne en Suisse ou il résidait de Hocine ait Ahmed.


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