Siège de la Croix-Rouge à Genève |
À l’arrivée du train à Affreville, je me retrouve sur le quai de la gare avec mon sac de marines US et ma grosse valise neuve pleine de médicaments.
Quel con ! je n’ai pas pensé à ça ! D’habitude je téléphone à Bubu de venir me chercher avec la « Traction », mais là, ramener cette valise au Domaine, je me dis que c’est peut-être pas prudent.
Je reste un moment à réfléchir, puis je me décide à faire signe à l’unique taxi qui stationne devant la gare, il me connait pour m’avoir plusieurs fois accompagné au Domaine.
– Salut, tu peux m’amener chez Marc, celui qui a le magasin de radio… là, tu m’attendras, ensuite direction le Domaine.
Arrivé chez Markus, la nuit est tombée, le magasin est fermé, rideau de fer baissé. Je donne quelques coups de poing, j’entends la voix de Markus, qui crie c’est fermé.
– C’est Blaise… Le Wenk… ouvre.
Dans un bruit de vieille tôle le rideau s’enroule et s’arrête à mi-hauteur, le grand corps de Markus plié en deux, apparaît.
– Ah c’est toi, entre.
– Hej… Markus, j’ai un service à te demander, est-ce que je peux laisser cette valise chez toi, quelques jours. Elle contient du chocolat et des boîtes de Nescafé, un café instantané fabriqué en Suisse, c’est ma mère qui m’envoie tout ça. (je ne lui dis qu’une partie de la vérité). Je repasse dans deux ou trois jours le reprendre.
Markus sans un mot, — c’est pas un causant, le Markus — se saisit de la valise et la porte dans l’arrière-boutique.
– Tack so mycket, adjö. - ça se prononce - tac so muket, adjeu.
En remontant dans le taxi, j’entends le rideau de fer retomber dans un bruit de ferraille.
– Allez taxi, roule, on y va.
Maintenant il fait nuit noire, les grands phares trouent la nuit et éclairent une étroite portion de route 50 mètres devant la voiture, puis l’obscurité nous avale à nouveau.
Après 30 minutes, le taxi me dépose dans la cour, tout est silencieux, seule l’ampoule qui surmonte l’entrée du local de paye diffuse une lumière blafarde. Je règle la course, saisit le sac de voyage, que je propulse d’un coup de hanche sur mon épaule et part rapidement en direction de mon logement. Je suis harassé. Je me laisse tomber sur le lit qui émet un grincement strident sous le choc.
Comme d’habitude, c’est la petite Berbère Kenza qui me réveille
– Dijené msieu Blaise.
Kenza pose le plateau sur la table, me fait un timide sourire et disparait légère comme un papillon.
Je suis encore habillé de la veille, il fait un froid de canard, pas le courage de me changer. Je m’installe à table devant la fenêtre, pour prendre mon petit déjeuner. Finalement, je décide de me changer, j’enfile des habits chauds pour aller travailler à la cave.
En passant je m’arrête au local de paye, pour dire bonjour et souhaiter la bonne année à Bubu.
Il m’accueille chaleureusement.
– Ah, salut Blaise, content de te voir. – il a l’air sincère-. Entre.
Au centre de la pièce, un poêle alimenté aux vieux ceps de vigne ronfle et diffuse une chaleur agréable.
– Un café ? Une giclée de cognac ?
– Oui, merci, à ta santé et bonne année, quoique j’ai des doutes sur la nouvelle année qui se profile.
J’en profite pour prendre les dernières nouvelles du Domaine.
Aloïs n’est pas encore rentré de France.
Le travail habituel de la vigne a repris.
Rien à signaler d’important. La routine.
Je lui raconte mon voyage à Laghouat.
Il me répond par la pluie et le beau temps.
Aucune mention n’est faite sur les événements de décembre 55.
Personne ne parlera plus jamais de l’affaire, nous sommes tous dans le déni, c’était simplement un vilain cauchemar.
À la cave je retrouve avec plaisir Fadi, je lui donne l’accolade et nous nous souhaitons mutuellement bonne année.
– Viens, il faut que je te parle.
Je l’entraîne immédiatement au laboratoire.
– Les « bonbons “ sont arrivés, plein une valise, mais j’ai dû les déposer chez Markus à Affreville, je ne pouvais pas les amener ici. Je le connais bien, mais je ne lui ai rien dit sur le véritable contenu.
– Oui, je vois, Marc le Suédois, c’est un ancien légionnaire, c’est un gars régule, on peut compter sur lui.
– Maintenant, je prends tout en charge, tu te mouilles plus, moins t’en sais, mieux ça vaut, et n’oublie pas de clouer le drapeau suisse sur ta porte.
L’Opération « Bonbons amers “ était lancée, et je ne m’en étais même pas rendu compte. Quelques jours plus tard, Fadi m’annonce que le nécessaire a été fait.
– Nous avons jugé nécessaire et plus prudent de mettre au courant Markus, il nous sera utile pour les prochaines livraisons.
J’essaye de prendre tout ça comme un jeu anodin. Je ne sais pas encore que ce jeu va devenir extrêmement dangereux.
********************
Au domaine, le travail de la vigne a repris son cours. Tout le monde est à son poste, chacun exécute son job sans réticence apparente.
Je ne m’aventure plus dans les vignes, j’ai assez de boulot dans mon laboratoire. Quelquefois je monte sur le toit de la cave, à plus de 20 mètres du sol, de là-haut, les rangs de vignes semblent s’éloigner à l’infini jusqu’à toucher l’horizon fermé par une chaîne de montagnes.
Sous un ciel plombé, je peux voir les équipes de tailles, tailler. Les Caterpillar jaunes avancer lentement comme de gros pachydermes, leurs tuyaux d’échappement, dressés comme une trompe, dépassent les rangs de vigne, projetant dans l’air froid un nuage de gaz blanc et noirâtre.
Seul, sur ce toit, j’ai le temps de réfléchir aux événements qui se sont passés sur le Domaine, à la révolution du peuple algérien, et à la répression qui se met en place. Justement ce jour, 16 mars 1956, il est environ 18 heures, j’admire un splendide coucher de soleil, tout en écoutant distraitement les nouvelles sur mon fidèle transistor qui ne me quitte jamais.
Tout à coup une voix dramatique annonce – « Attentats du FLN contre des civils à Alger. Quatre jours après l’adoption des « pouvoirs spéciaux”, le F.L.N. lance une série d’attentats. Robert Lacoste impose un couvre-feu sur Alger .
Je descends en vitesse chez Bubu pour lui téléphoner. Ouf… C’est elle qui me répond.
– Allo… ici la résidence Bertrand-Duval — Bonsoir chérie, c’est moi, tu vas bien ?
– Oui pourquoi !!
– Je viens d’entendre à la radio, qu’il y a eu des attentats à Alger. Fais attention, plus de shopping en ville, c’est trop dangereux.
– Je ne sors pas de la maison, ici il n’y a personne pour le moment.
– Tiens-moi au courant, si tu apprends quelque chose.
– Au Domaine tout va bien, j’ai beaucoup du travail.
– Je t’aime, sois très prudente. Je t’embrasse.
Marie ne sait rien des événements qui se sont passés sur le Domaine. Je ne lui est rien dit, pour ne pas l’inquiéter.
Au cours de l’année, les tensions en Algérie vont s’accentuer, l’armée française est omniprésente. L’ALN (armée de libération nationale) occupe les montagnes et pratique des raids punitifs ou incitatifs, elle organise des attentats jusqu’à Alger.
Maintenant, c’est vraiment la guerre, il y a déjà eu trop de morts, aucune des parties qui s’affrontent ne cédera, il faudra un vainqueur. Cela se fera dans le sang, la torture, et finalement dans l’exode.
Au Domaine, et dans la région, c’est encore le calme complet, les tâches habituelles s’accomplissent normalement, rien ne laisse deviner les terribles affrontements qui ont lieu dans les Aurés et en d’autres lieux stratégiques. Les nouvelles arrivent au compte-goutte, et ne reflètent certainement pas la réalité.
Ce mois de juillet 1956 il fait une chaleur étouffante, le soleil tape fort, il n’a pas plu depuis 2 mois, la terre est craquelée, le raisin presque mûr avec près d’un mois d’avance. Il va falloir avancer les vendanges.
Je suis à la cave, lorsque vers 10 h du matin, Tobias entre dans le labo.
– Salut… j’ai viens de recevoir un appel téléphonique à la résidence. C’était une certaine Mme Bertrand, la patronne de ta copine, elle a dit que Mlle Marie avait dû être emmenée d’urgence à l’hôpital Mustapha pour une péritonite. Le patron a dit que si tu veux aller lui rendre visite, tu peux prendre sa voiture pour descendre à Alger, ça sera plus rapide que le train.
Je reste sans voix, tant je suis sous le choc, déconcerté par la nouvelle et par la proposition inhabituelle de mon patron. La surprise passée, je reprends mes esprits.
– Merci Tobias, d’accord, je pars tout de suite. Je vais juste me changer.
– Je vais préparer la 15, et je te la gare devant le bureau de Bubu.
Décidément, depuis le « grand secret », les relations entre les protagonistes se sont radicalement améliorées.
Je parcours les 150 km qui me séparent d’Alger à fond, cramponné au volant, à la manière de Mouïa. Il est 14 h. Quand j’arrive à l’hôpital Mustapha je me précipite à la réception.
– Bonjour… Mlle Marie Picot, elle a été hospitalisée cette nuit.
– Chambre 168 au premier étage.
Je grimpe rapidement les escaliers, arrivé devant la porte 168, un médecin en sort justement.
– Bonjour Docteur, je suis le fiancé de Mlle Picot, comment va-t-elle ?
– Elle a été opérée cette nuit d’une péritonite, mais il y a eu un problème, elle était enceinte d’environ 2 mois et nous avons dû procéder à l’interruption de la grossesse. Elle va bien maintenant, vous pouvez aller la voir.
– Merci docteur, ah une chose ! Vous lui avez dit, pour… pour…
– Non, pas encore.
– Alors si vous êtes d’accord, ne lui en parlez pas pour le moment, je crois qu’elle n’était pas au courant.
Avant de rentrer dans la chambre, je m’assois sur une chaise dans le couloir, je ne me sens pas trop bien, j’ai la nausée, je n’ai pas mangé et je ne supporte pas l’odeur du chloroforme qui règne dans les hôpitaux.
Bon… quand faut y aller… j’entre il y a une douzaine de lits, j’examine chacun d’entre eux, avant de reconnaître Marie dans le dernier lit près de la fenêtre ouverte. Il fait une chaleur épouvantable, Marie a les yeux fermés, son visage creusé est très pâle. Je m’approche et lui saisit doucement la main.
– Chérie… c’est moi.
Elle ouvre les yeux, me regarde d’un regard las.
– T’es déjà là, t’es venu comment ?
– Avec la bagnole de mon patron, il me la prêtée.
– Comment vas-tu ?
– Je suis fatiguée, j’ai mal au ventre et j’ai très soif. Pour le moment je ne dois ni boire ni manger.
Je ne sais pas ce que j’ai eu, ce matin en me levant, j’ai eu de terribles douleurs dans le ventre, fièvre, nausée, etc. Mme Bertrand a immédiatement appelé une ambulance, à peine arrivée, on m’a emmenée dans une salle d’opération, après plus aucun souvenir.
– J’ai vu le médecin, tu as eu une péritonite aiguë. Ils ont dû t’opérer rapidement — je ne lui parle pas de l’autre complication —.
Je reste auprès d’elle tout l’après-midi, par moment elle s’endort. J’en profite pour sortir de l’hôpital et aller chercher une bouteille d’eau glacée dans un café proche. Je l’utilise pour rafraîchir son visage. Nous ne parlons guère. Je reste simplement à ses côtés en lui tenant la main.
– Je rentre au Domaine ce soir, mais demain je prends congé, et je reviens avec le train. Je resterai à l’hôtel chez Marta, jusqu’à ce que tu sortes. Je t’aime, ne te fais pas de souci, repose-toi, je m’occupe de tout. À demain.
C’est ainsi que je passais mon temps en aller-retour entre l’hôtel et l’hôpital. Marie se rétablissait rapidement. Pliée en deux, accrochée à mon bras, nous déambulons dans les couloirs de l’hôpital. Enfin après 10 jours, elle reçut son bon de sortie, avec un arrêt de travail de 15 jours pour sa convalescence.
Je ne pouvais pas rester plus longtemps à Alger, il y avait du travail au Domaine avec les vendanges qui allaient débuter. Après discussion avec le patron, j’avais reçu son accord pour que Marie vienne passer sa convalescence avec moi, à Raoumah.
Durant la semaine, 2 gros colis de « bonbons amers » sont arrivés chez Marta, comme nous allons rentrer en train, je ne veux courir aucun risque, je refais donc les paquets et les adresses par poste au magasin de Markus.
Depuis quelque temps, les commandes de « bonbons » qui me sont remis par Fadi sont trop importantes et ne passent plus par ma mère, je les envoie directement en Suisse à une pharmacie en gros pas trop regardante sur leur destination finale. Pour le payement, je ne m’en occupe pas, j’ai su bien plus tard, que quelqu’un passait chaque mois, payer, au siège de cette société à Lausanne.
Vers la fin de l’année, les colis arriveront directement chez Markus sous couvert de matériel électrique. Je n’aurai donc plus à m’en occuper.
Cette fois l’opération « Bonbons amers » est sur les rails et tourne à plein régime. Je sais par Markus que des colis arrivent presque toutes les semaines.
Maintenant on n’est plus dans l’amateurisme, la filière, bien que clandestine, s’est professionnalisée, et vu les circonstances, je mesure mieux les dangers et les risques encourus par tous les participants.
Malgré l’accentuation d’événements violents dans toute l’Algérie, je ne me décide pas à partir, pourquoi ?
Rentrer serait un grave échec personnel et professionnel, bien sûr c’est de l’orgueil mal placé, cela a d’ailleurs failli me coûter la vie, je me cramponne, inconscient du danger qui plane sur nous tous.
Et, puis secrètement, je rêve à l’indépendance du peuple Algérien. Je voudrais bien assister à cet événement.
Treize ans, dix-huit ans, vingt ans, douze ans, huit ans, douze ans, douze ans. Quel gâchis ! dit le commissaire central, en compulsant l’identité des blessés.
La nouvelle, comme une traînée de poudre, se répandit sur Alger qui ce dimanche soir apprit la terreur. Et la haine.
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Marie, comme convenu, passe les 15 jours de sa convalescence au Domaine avec moi. Je la laisse en dehors de tout ce qui pourrait l’inquiéter. Sa santé est encore fragile. Elle ne saura jamais rien, même de retour en Suisse, de la fausse couche provoquée par l’opération.
À mi-août, Marie est à nouveau sur pied, en pleine forme. La cuisine de Rose qui l’a prise en amitié y est pour beaucoup. Avec regret nous reprenons le train pour Alger, je l’accompagne chez ses patrons à Kouba, où nous sommes très bien accueillis par Mme Bertrand-Duval qui nous invite pour le repas de midi. Sont mari, un haut gradé de l’armée française est présent, la discussion court sur un éventuel retour en métropole de toute la famille. Son officier de mari a l’ait inquiet sur la suite des événements. On sent qu’il ne peut pas tout dire, mais il insiste pour organiser le déménagement d’ici quelques mois, avant la fin de l’année en tout cas. Le repas terminé, nous passons au salon, devant le classique Cognac N. — non merci, pas de cigare —.
– Vous pensez qu’il serait plus prudent de quitter mon travail.
– Dans quelle région êtes-vous ?
– Affreville.
– Pour le moment, les combats se situent dans les montagnes au sud de l’Algérie, les « fells » ne sont pas près de descendre dans les plaines, à part pour commettre des attentats sur des civils. Non, aucun problème dans votre région, mais les choses évoluent rapidement. Tout dépendra de la volonté des politiques.
Me voilà à demi rassuré, je pense malgré tout, qu’il va falloir sérieusement songer à quitter l’Algérie.
Je laisse Marie en compagnie des Bertrand. En quittant leur domicile, j’aperçois dans le parc une tente militaire et plusieurs soldats en faction. Je suis de moins en moins rassuré.
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Septembre 1956 — Retour à Raoumah
Les vendanges ont commencé sur certaines parcelles. Il a fallu faire venir des hommes depuis la région d’Oran, une partie des ouvriers habituels font mystérieusement défection, je sais par Fadi que certains on rejoint les « fellaghas » dans les montagnes de l’Atlas.
Malgré cet apport supplémentaire de main-d’œuvre, impossible d’obtenir le quota habituel nécessaire pour que les vendanges arrivent à leur terme fin septembre. Un tiers de la vigne n’est pas récoltée, les grappes pourrissent sur pieds, mais ne sont pas perdues pour tout le monde, des milliers d’oiseaux, étourneaux, cailles, corbeaux, qui n’ont jamais été à pareille fête, fondent sur cette manne inespérée, par vagues successives et se gorgent des fruits sucrés. En quelques jours tout est nettoyé, les hordes noires disparaissent comme par enchantement probablement attirées vers d’autres champs laissés à l’abandon.
Cette année, le grand raout d’après vendange n’a pas lieu. Les hélicoptères du clan Cousin ne survolent pas le ciel au-dessus du Domaine. La grande chasse est supprimée, les animaux sauvages des environs obtiennent un sursis de vie, ce qui n’est pas le cas pour certains hommes.
Les nouvelles sont de plus en plus inquiétantes, ce 1er novembre, exactement 2 ans après mon arrivée sur cette terre d’accueil, la radio et les journaux ne parlent que des attentats qui ont eu lieu à Alger.
Compte rendu des attentats du 30 septembre à Alger :
Des bombes explosent au MilkBar et à la Cafétéria.
Lorsque, le 25 septembre1956, Yacef Saadi reçut le feu vert de Ben M’Hidi, il était en possession d’un stock de bombes en parfait état de marche. Ces bombes, il fallait maintenant les poser. Et la mission présentait beaucoup de risques. Il fallait d’abord sortir les explosifs de la Casbah, ensuite les poser en quartier européen. Yacef et Ben M’Hidi avaient en outre choisi des objectifs en plein centre d’Alger : la Cafeteria et le Milk Bar, lieux de réunion des jeunes Européens d’une classe sociale assez élevée, et le hall d’Air France dans le grand immeuble Maurétania.
Yacef eut l’idée d’employer trois filles. Toutes jolies, d’un milieu bourgeois, élégantes, elles passeraient facilement pour des Européennes. Leur beauté et un peu de savoir-faire leur permettraient de franchir sans encombre les barrages de sortie de la Casbah. Yacef pourrait ainsi se rendre compte de ce que valaient les jeunes militantes plongées dans l’action la plus dangereuse.
Le 30 septembre, Zohra Drif, Samia Lakhdari et Djamila Bouhired, voilées, étaient au rendez-vous fixé par Yacef rue des Abderames. Yacef les attendait. Il n’avait pas voulu leur annoncer à l’avance leur mission.
« Voilà, aujourd’hui à 18 heures, vous devez poser trois bombes à Alger. Dans le centre. C’est la première fois que nous posons des bombes, mais c’est notre seul moyen de nous faire entendre. Sans quoi jamais on ne prendra notre révolte au sérieux. »
Yacef, voyant les filles très émues, poursuivit :
« Voilà ce que j’ai vu rue de Thèbes, le 10 août... Et il raconta les décombres, les enfants morts, les gémissements.
Si cela peut vous aider, pensez-y. Maintenant, montrez-moi comment vous êtes habillées. » Les trois jeunes filles se dévoilèrent. Le haïk enlevé, Djamila apparut en robe légère imprimée, Zohra en pantalon, la poitrine moulée par un pull à côtes, Samia portait une robe de toile bleu ciel très simple. Chacune avait un sac de plage. Yacef leur tendit trois boîtes en bois. Les bombes cylindriques étaient assez encombrantes et représentaient en volume l’équivalent de deux kilos de sucre. Elles étaient enfermées dans des boites en bois verni. Les filles les enfournèrent dans leur sac et disposèrent par-dessus un maillot de bain, une serviette de toilette et de l’huile solaire.
Les jeunes filles sortirent. Elles empruntèrent chacune un poste de contrôle différent pour quitter la Casbah. Un sourire, une plaisanterie avec les soldats suffirent.
À 17 h 30, après que Kouache, le régleur de bombes formé par Taleb, eut placé le système d’horlogerie sur 18 h 30, Yacef qui avait revêtu une tenue de postier pour sortir de la Casbah indiqua à chacune l’endroit où elle devrait poser son engin.
Ce dimanche soir, le Milk Bar était bondé. La clientèle était très jeune. Au retour de la plage, c’était au Milk Bar que l’on mangeait les meilleures glaces d’Alger, des glaces de toute sorte parsemées de fruits confits, recouvertes de crème Chantilly. Comme c’était dimanche, beaucoup de parents y avaient amené leurs enfants. Zohra Drif était seule, assise à une table au centre de la salle. On la regardait. Les hommes surtout. Elle réfléchissait. Les gosses, comme ce blondinet qui suçait avec application la paille de son café liégeois, ou cette petite fille qui se faisait des grimaces toute seule dans la glace qui renvoyait son image à l’infini... Zohra imagina les enfants déchiquetés. La voix de Yacef lui revint : « Ce que j’ai vu rue de Thèbes... » Eux n’avaient pas hésité. Et puis les ratissages et tout ce que l’on savait des tortures, des villages anéantis...
Zohra avait payé sa glace au garçon. Il fallait qu’elle se lève. Sans un geste pour le sac qui resterait sous la table. Et puis c’est la guerre, pensa-t-elle. S’ils me prennent, ils n’auront pas de pitié. Elle sortit d’un pas ferme après avoir regardé l’heure à la pendule fluorescente du Milk Bar. 18 h 20. Dans 10 minutes...
Samia Lakhdari s’était fait accompagner par sa mère. Toutes deux habillées à l’européenne avaient bu un coca au bar de la Cafeteria, rue Michelet, juste en face des facultés. Samia avait voulu que sa mère l’accompagne, car elle ne se sentait pas la force de répondre à qui l’aurait sans doute abordée. Une jolie fille, seule, dans le bar d’étudiants le plus populaire d’Alger avec l’Otomatic, ne le restait jamais très longtemps. Samia laissa glisser le sac de plage le long du tabouret du bar. Sa mère détourna les yeux. Quand Samia et sa mère sortirent de la Cafeteria, la montre de la jeune fille marquait 18 h 25...
Les deux bombes explosèrent à 18 h 35. Les lourdes glaces du Milk Bar volèrent en éclats meurtriers, hachant la foule tranquille qui savourait son dimanche. Ce fut une panique épouvantable. Dans la fumée, les cris, le sang, les consommateurs se précipitèrent à l’extérieur abandonnant sur le sol plus de soixante blessés. Le petit garçon qui suçait sa paille eut un pied sectionné. Était-ce celui-là ? Qu’importe ! Ce jour-là, douze personnes furent amputées. Deux allaient mourir bientôt. La petite Nicole, douze ans, eut un bras sectionné par un éclat de glace. Les médecins désespéraient de sauver la jambe de son père.
Treize ans, dix-huit ans, vingt ans, douze ans, huit ans, douze ans, douze ans. Quel gâchis ! dit le commissaire central, en compulsant l’identité des blessés.
La nouvelle, comme une traînée de poudre, se répandit sur Alger qui ce dimanche soir apprit la terreur. Et la haine.
Dans la Casbah les hommes du F.L.N. parcoururent les ruelles obscures : « Vous êtes vengés. Le F.L.N. a fait payer l’attentat de la rue de Thèbes. Restez vigilants. La bataille ne fait que commencer. Il faut faire confiance au F.L.N. Ce soir vous en avez la preuve. Cette fois, l’épouvantable engrenage était bien en marche, huilé au sang, lubrifié à la chair humaine. Il allait tourner longtemps. Broyant aveuglément Européens et musulmans. La bombe du Maurétania fut retrouvée intacte. Kouache, qui réglait ses premiers explosifs, avait mal effectué son branchement.
Le Milkbar, nous y sommes souvent assis avec Marie sur sa terrasse Rue d’Isly. Je comprends que nous ne sommes plus nulle part en sécurité. Dès cet instant, je dis Inch’Allah comme les musulmans.
Les promenades à travers les rues d’Alger sont terminées. Tous les 15 jours, Marie vient passer le week-end au Domaine où règne une apparente sécurité. Les derniers mois de l’année se passent sans encombre. Je termine les analyses de la récolte 56. Bubu distribue la paye aux ouvriers restants, des jeunes ados, des vieux et des handicapés. Fait inquiétant, la majorité des hommes dans la force de l’âge ont disparu.
En cette fin d’année 1956, avec 350.000 soldats français présents sur la terre algérienne, la guerre prend une tournure extrêmement violente. La répression française force des milliers d’Algériens à prendre le maquis, en particulier les étudiants après leur grève de mars 1956. La plupart des élus algériens et des chefs de partis politiques, qui n’avaient pas encore pris position, rejoignent le FLN.
Le 7 janvier 1957, le général Massu, qui commande la 10e division de parachutistes, se voit confier la pacification ! d’Alger. 4 régiments soit 4.000 hommes quadrillent la ville le jour même, il leur faudra 6 mois et 8000 hommes — la torture et les liquidations discrètes pour éliminer les « terroristes » responsables des attentats dans les quartiers d’Alger.
La bataille d’Alger commence officiellement le 7 janvier 1957 quand les soldats français commandés par le général Massu investissent massivement la casbah. Elle se termine le 8 octobre 1957 avec la mort d’Ali la Pointe, dernier chef libre de la fédération du FLN à Alger. Ali la Pointe est né le 14 mai 1930 et il connaît très tôt la misère. À 13 ans, il se retrouve de surcroît en prison. Libéré, il se rend à Alger où il s’inscrit dans un club de boxe de Bab-El-Oued, tout en suivant une formation en maçonnerie. Deux incidents vont le rendre encore plus « rebelle » au pouvoir colonial et attiser sa soif de vengeance : une gifle assenée par un policier français et une correction qu’il a administrée à un ressortissant européen, lui valent, à l’âge de 22 ans, une condamnation aux travaux forcés et une incarcération à la prison de Damiette, dans la wilaya de Médéa. Il s’en évade le 2 avril 1955 et se rend à Blida puis à Alger où il rentre dans la clandestinité et combat aux côtés de Yacef Saâdi, le chef de la fédération du FLN à Alger. Dans La bataille d’Alger – film interdit en France à sa sortie en 1966 –, cet ancien yaouled devient le héros de l’un des épisodes les plus importants et symboliques de la guerre d’Algérie et, par extension, de la mythologie nationale algérienne. Guérillero urbain (fidaï) et figure emblématique de la bataille d’Alger, le chahid (martyr) meurt le 8 octobre 1957 dans l’explosion de sa cache avec deux de ses compagnons de lutte, un enfant de douze ans, Omar Bou Hamadi, et une femme combattante, Hassiba Ben Bouali.
8 octobre 1957: 5, rue des Abderames, 19 h 55.
Ali la pointe |
Les paras…les paras… !! Ali souleva Petit-Omar du lit où il jouait. Mahmoud était déjà dans la cache. Ali rabattit le panneau. De l'autre côté de la cloison, la femme de Mahmoud étala un mélange de stuc et de noir de fumée sur la charnière du panneau. Puis elle rangea rapidement la pièce, faisant disparaître les tasses à café. Toute la rue était en émoi. Un vaste filet entourait le quartier Porte-Neuve. Les voies étaient bloquées. Toutes les terrasses étaient investies.
A 20 heures, un coup de sifflet retentit. Alors avançant dans les ruelles, sautant de terrasse en terrasse, des centaines d'hommes convergèrent vers le 5, rue des Abderames.
Méthodiquement, tous les immeubles furent évacués. La cache était localisée. Une femme terrorisée la montra du doigt. Peu importait aux hommes du commandant Guiraud, ils savaient qu'Ali était là. Un capitaine passa le doigt le long des carreaux de faïence et le retira maculé. Quatre paras dirigèrent le canon de leur mitraillette vers l'entrée de la cache.
Sur les terrasses, sur les balcons, dominant le patio où s'ouvrait l'appartement, les silhouettes des paras se détachaient sur le ciel éclairé par les projecteurs fixés sur les maisons voisines. C'était un véritable siège. Dans la pièce le capitaine continuait son monologue.
« Ali. Sors. C'est fini. On va faire sauter la cloison si tu ne te rends pas. » Un lieutenant entra avec un paquet de plastic à la main. Une très longue mèche sortait, rejoignant l'extérieur de la maison. « J'allume la mèche. Tu as trente secondes pour réfléchir. »
Le cordeau Bickford crépita. Les soldats sortirent de la pièce. Dans la cache, ni Ali, ni Hassiba, ni Mahmoud, ni Petit-Omar n'avaient bougé.
L'explosion abattit deux pans de mur. Puis tout le quartier crut à un bombardement. Les bombes récupérées par Ali explosèrent en chaîne. La maison située au fond de l'impasse Silène s'effondra sur ses habitants qui, eux, n'avaient pas été évacués. Des paras qui guettaient sur les terrasses se retrouvèrent, blessés, à l'étage inférieur.
Lorsque la fumée et la poussière des gravats furent dissipés, on mesura l'étendue du désastre. Il ne restait qu'un grand trou à la place du n° 5, rue des Abderames.
Une pluie fine tombait. Le ciel lourd charriait de gros nuages qui prenaient des reflets gris à la lumière des projecteurs. On commença à fouiller les décombres. Outre les quatre membres de l'équipe créée par Yacef, dix-sept personnes, dont quatre fillettes de quatre et cinq ans, avaient trouvé la mort.
Les léopards avaient exécuté à la perfection les ordres des civils. Les derniers germes du F.L.N. gisaient sous les décombres de la rue des Abderames.
La bataille d'Alger était terminée.
Gérard Le Wenk - Février 2016
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